Par Véronica Gago, philosophe.
- Si on regarde l’extrême-droite émergeante en ce moment historique, quelle est la nouveauté et la particularité de ce néo-libéralisme d’en-bas, comme tu le définis dans tes travaux ?
- La nouveauté radicale du néolibéralisme est qu’il relève d’une forme de gouvernement qui, au lieu de demander l’obéissance, s’appuie sur la liberté. En termes de théorie politique classique, gouverner signifie obtenir l’obéissance des personnes. Le tournant opéré par le néolibéralisme consiste à commencer par dire que pour gouverner nous devons faire en sorte que chacun.e cultive sa propre liberté. C’est un changement au niveau des subjectivités politiques. Une chose est de dire : d’accord, j’obéis, je n’obéis pas ou j’organise la désobéissance. Une autre chose est que l’idée même d’être gouverné.e se rapporte à l’idée de sa propre liberté. Ce déplacement de l’axe du gouvernement de l’obéissance à la liberté représente une nouveauté radicale, parce qu’elle parvient à associer la liberté à l’individualisme extrême. Auparavant, le concept de liberté était lié à un projet collectif, alors que ce qu’obtient le néolibéralisme à ce stade est une vague définition circonscrite uniquement à l’intérieur des limites de l’individu. L’illusion est que cet individu libre soit gouverné ou gouvernable.
- Si on combine la précarité croissante et l’exclusion sociale avec cette idée d’individualisme extrême, le message pourrait être qu’il n’y a pas d’issue à la crise, trouvez la vôtre…
- Exactement, parce que cette idée de liberté individuelle stimule en même temps un penchant à l’action. Dans la narration de l’extrême-droite, cette exhalation de la potentialité de l’agir est forte et constitue le moteur de cette expansion du néo-libéralisme d’en-bas. Donc, si tu reçois une allocation sociale, c’est que tu admets que tu es un.e incapable, que tu as besoin d’aide, que tu es une personne démunie et qu’en tout cas tu te laisses victimiser par l’État. Telle est la narration qui a réussi à se propager en se substituant à l’affirmation qu’il s’agit de droits conquis. Cette défaite concerne la façon dont sont perçus les droits aujourd’hui. Ainsi, la déformation mise en place par ces idéologues qui trament des stratégies sur les façons d’inciter les personnes consiste à s’adresser aux opprimé-es qui, malgré tout, sentent qu’ielles ont quelque chose à perdre. C’est de cette façon que les idéologues instaurent des oppositions entre différents secteurs sociaux appauvris. Historiquement, quand la pensée émancipatrice soutient qu’il faut éprouver agacement, fureur et colère envers ceux qui nous privent de ce qui est à nous et que cette colère va de bas en haut, ces idéologues parviennent à faire en sorte que cette rage se disperse horizontalement. Le désir de progrès, qui est légitime, est alors instrumentalisé, et prend ainsi pied toute une série de phénomènes à cause desquels les sentiments de haine, de frustration et de rancoeur n’atteignent jamais le pouvoir.
- Les féminismes ont été placés au poste d’ennemi politique et constituent une part centrale de la guerre culturelle menée par l’extrême-droite. Comment analyses-tu cette définition programmatique des nouvelles droites ?
- Il y a toujours eu un élément misogyne dans les fascismes historiques, mais ce que nous voyons en ce moment c’est que ça a atteint une importance inédite dans la construction de la figure de l’ennemi interne, du bouc émissaire. Les féminismes d’aujourd’hui condensent cette figure et je pense que ça a à voir avec les progrès et les expériences de transformations sociales des dernières années, dont les luttes féministes ont été les protagonistes. En Amérique latine particulièrement, elles sont parvenues à entrer en synergie avec les luttes populaires, syndicales, indigènes et contre l’extractivisme. La trajectoire des féminismes a résisté à l’enrôlement dans ce qui pourra être défini uniquement comme agenda du genre. Elles ont submergé ce dernier. Par exemple, si on pense aux révoltes sociales au Chili ou en Colombie de 2018 et de 2019, les collectifs féministes ont noué un lien fort avec les révoltes faisant preuve d’articulations politiques innovatrices. Les féminismes se demandent désormais aussi comment gérer la précarité et la violence des conditions actuelles d’une façon qui ne soit ni individualiste ni autoritaire. Je crois que c’est là le grand pari qu’ont fait les luttes féministes dans les dernières années et en ce sens elles se posent en concurrence directe avec la proposition de solution des nouvelles droites, qui soutiennent que l’unique manière pour faire faire face à la crise est de s’activer en tant que individu propriétaire machiste et, si tu parviens à t’armer et à tuer qui est à tes côtés, tant mieux.
- Tu veux dire que, dans le sillage d’autrices comme Wendy Brown, tu estimes que l’antiféminisme de l’extrême-droite n’est pas seulement une guerre culturelle ?
- Absolument. Il ne me semble pas que l’antiféminisme soit une question culturelle ou purement idéologique ou qui n’aurait pas de racine dans les questions matérielles que ces luttes féministes mettent en discussion. Voilà pourquoi l’extrême-droite répond, comme dans le cas de notre gouvernement actuel qui pratique un antiféminisme d’État visant à combattre aussi bien le mouvement féministe dans la rue que les politiques publiques et les institutions féministes. Cet antiféminisme promu et légitimé par l’État est aussi ce qui attribue une caractéristique supplémentaire à la violence antiféministe.
- En plus d’être contre les droits, tous les signaux qui viennent du gouvernement vont dans la direction de contester un autre ordre, de restaurer un ordre familial et conservateur…
- Le fait que les droites soient réactionnaires n’implique pas qu’elles n’ont pas un programme avec force de proposition. Comme tu dis, c’est ici vraiment la question relative au concept de la restauration patriarcale exprimé par Judith Butler, selon laquelle le terme réaction est trop limité. Ce qu’affirment ces nouvelles droites est qu’il y eut un temps idyllique passé, le temps du patriarcat, et qu’il faut retourner à celui-ci.
- Comment décrirais-tu cette tentative de restauration ?
- Je pense qu’il y a une idée de restauration très forte selon laquelle l’autorité doit être claire et précise et attribuée à la figure du père viril, et en laquelle les privilèges trouvent un certain fondement de type biologique. Existent donc diverses visions du monde qui semblent promettre de la stabilité face à l’insécurité quotidienne. C’est ce que l’extrême-droite réussit à expliquer le mieux avec sa promesse de stabilité : « Nous avons une idée de l’ordre. Les choses retourneront à leur place, seront ordonnées, tout un chacun saura ce qu’il doit faire et ce sera qui plus est un ordre naturel ».
- Il y a un noyau très actif, on pourrait dire un noyau affectif très fort, de jeunes hommes qui soutiennent l’extrême-droite. C’est un fait concret aussi en Argentine. Il s’agit d’un phénomène complexe, puisqu’ils n’ont pas tous des positions conservatrices et souvent le noyau le plus réactionnaire et violent apparait sur-représenté. Quelle lecture fais-tu de ces masculinité qui, de plus, ont été contemporaines à la Marea Verde [campagne de mobilisation pour la légalisation de l’avortement, dont le symbole est un foulard vert – ndt] ?
- Il y a une réaction propre à la déstabilisation que le mouvement féministe a généré dans les masculinités, surtout dans celles hautement précarisées. Je pense que c’est précisément ici que les effets des féminismes peuvent être repérés : comme révisions des liens sexuelo-affectifs, comme réflexion sur les privilèges de la masculinité et sur comment tout ceci s’entrecroise avec un déclin de la figure masculine comme responsable du support économique de la famille. L’ensemble se mélange d’une manière qui laisse les jeunes hommes désorientés, déstabilisés et souvent plein de ressentiments. Nous l’avons vu quand ils disaient que maintenant ils ne savent plus comment se comporter, que maintenant on ne peut plus rien dire et que, si on le dit, on sera censurés. C’est-à-dire une insécurité qui a positionné le féminisme aussi comme une sorte de force morale, alors que le féminisme ce n’est pas ça. C’est un mouvement qui brise les privilèges et nous oblige a repenser les liens. Il y a donc beaucoup de choses sur lesquelles continuer à travailler. Parce qu’il y a ceci dit tant de jeunes qui sont féministes, tant d’hommes qui pensent et ont déjà une sensibilité encore impensable il y a dix ans de ça, qui ont vécu cette période et dont l’expérience est plutôt celle de se sentir vraiment à son aise dans le fait de se libérer des impératifs de la masculinité.
- Il existe aujourd’hui en ce monde des figures de leadership assumées par des femmes d’extrême-droite, de Marine Le Pen à Giorgia Meloni. Ces leader nous disent qu’il n’existe pas d’inégalité et sont présentées comme preuve de l’empowerment des femmes. Dans notre pays, l’autre face de la médaille est celle d’une scène politique fortement masculinisée, même à l’intérieur des espaces progressistes. La vois-tu ainsi ?
- Je pense qu’il est très important de souligner que cette remasculinisation de la politique que l’on voit en Argentine n’est pas un phénomène exclusif à la droite ou à l’extrême-droite. Les secteurs progressistes national-populaire ont soutenu la thèse qui attribuait au féminisme la responsabilité de la progression de l’extrême-droite. Que ce soit bien clair, ceci a été l’étape nécessaire pour la masculinisation de la politique.
- Si on porte le regard en dehors de l’Argentine, au Mexique on a pour la première fois une Présidente de la République qui se proclame ouvertement féministe, Claudia Sheinbaum Pardo.
- Je trouve que cela est très important : penser ce conflit également au niveau du leadership politique, parce que comme tu l’as dit, depuis quelques années la droite s’active à produire des cadres dirigeants femmes, justement comme forme de contestation biologique au féminisme, disant que toutes les femmes en tant que femmes ne sont pas nécessairement de gauche, progressistes, transformatrices. Donc le fait qu’aujourd’hui certaines femmes de droite promeuvent, par exemple, des revendications contre l’avortement ou en faveur de la natalité, des revendications racistes ou anti-immigration, ou qu’elles criminalisent les protestations sociales, cherche aussi à être une riposte au féminisme, comme si le féminisme pouvait être réfuté par ces dirigeants féminins de droite.
- Il y a des scènes de vie sociale et politique qui ont la capacité de condenser un moment historique, qui portent les signes d’un changement d’époque ou d’un certain seuil franchi. Si tu devais choisir une image de l’Argentine de Milei, laquelle nous partagerais-tu et pourquoi ?
- J’ai été frappée par la scène des vendeurs qui ont imprimé sur des t-shirts no hay plata [il n’y a pas d’argent – ndt], le slogan de Milei répété jusqu’à la nausée. Me vient une interrogation forte en relation au désir de prospérité ou d’anti-austérité exprimé en général par les mouvements ou les luttes populaires. Il y a un désir d’accroitre le plaisir, la consommation, clairement contraire à l’austérité. Milei parvient à transformer ses phrases en t-shirt imprimés comme une sorte d’introjection de l’austérité. Je pense donc que si, durant le gouvernement Macri, a été instaurée la logique de la méritocratie, on en est désormais à une phase ultérieure qui est celle du sacrifice. L’idée qu’on doit se sacrifier et limiter aussi la consommation, la belle vie, le désir de ce que nous voulons. Pour moi c’est une image pleine d’interrogations : comment passe-t-on de cette méritocratie à la logique du sacrifice, comment réussit-on à faire en sorte qu’une telle chose devienne langage commun ? Ça inclut aussi le sentiment de culpabilité pour ce qui s’est passé et pour ce qu’on imaginait possible. Je pointe cette image parce qu’elle me semble refléter une particularité très forte de l’Argentine, qui a à voir aussi avec le rôle de l’inflation et de la quasi hyper-inflation. Il me semble que, en général, le tout est analysé comme un phénomène économique alors qu’il s’agit d’un phénomène hautement politique, parce que l’inflation est l’expérience quotidienne de la dépréciation permanente de nos efforts individuels. Il me semble donc qu’il y a là un noeud important pour comprendre cette logique du sacrifice, du « il n’y a pas d’argent ». Et aussi comprendre l’inflation comme logique de l’autodiscipline du désir et de la limitation de ce nous pouvons aspirer à faire ou à concevoir pour le futur.
- La recherche de la part de la politique de son propre scénario, qui tienne compte des profondes transformations sociales et politiques accélérées par la pandémie, continue d’être une question en suspend pour les partis et les forces politiques du camp populaire et progressiste. Peut-être devons-nous commencer par les questions, pour pouvoir en poser de nouvelles en mesure d’interroger ce temps de précarité et de crise.
- Je crois que la tâche des mouvements est de produire des questions. La chilienne Julieta Kirkwood, l’une des fondatrices du mouvement féministe chilien, avait cette manière de voir le mouvement féministe au Chili comme un mouvement fondamental pour la démocratie. C’est une très belle façon de penser et raconter un mouvement, non seulement à partir de ce qu’il a fait et dit, mais davantage encore à partir des questions qu’il a réussit à soulever comme interrogations collectives. Ainsi penser que la tâche politique est de construire et poser des questions qui nous mettent en tension, qui nous portent à la limite de ce que nous sommes à même de penser, de dire et de faire, c’est une tâche fondamentale. Une question centrale est de savoir comment s’approprier des richesses collectives, libérer des formes d’usage du temps et comment cela produit d’autres subjectivités qui en termes d’états d’âme, de capacités affectives, sont aujourd’hui complètement affligées de formes de dépression, d’angoisse, de peur et d’incertitudes. Je crois que l’estime de soi des personnes est fondamentale. Quand on retourne en arrière dans l’histoire à ces brillants moments du peuple, on voit qu’il y a eu une énorme production d’auto-estime populaire et collective. La conviction de mériter des choses, qu’il soit possible de faire certaines choses, qu’il y a une dignité que nous avons mérité.
- Donc la question a rapport avec l’audace, avec la capacité de ne pas renoncer à l’imagination ?
- Oui. La capacité de produire de l’audace et de récupérer et de nous réapproprier des mouvements qui génèrent de l’auto-estime. Croire que nous méritons les choses en termes collectifs, et non dans les termes de cette méritocratie individualiste qui à la fin ne fait rien d’autre que propager l’angoisse.
- En ce qui concerne les féminismes, quelle question lancerais-tu ?
- La question aujourd’hui est de savoir ce que signifie et comment maintenir les espaces collectifs. Parce que dans un moment d’ébullition, de joie générale, il est plus facile de prendre part à un espace collectif et de le maintenir. Donc pour moi la question est savoir comment, quand les conditions sont à ce point défavorables, maintenir les espaces collectifs qui sont fondamentaux pour pouvoir penser en termes de processus et non d’événements isolés. Y compris pour les positions de repli, où il est nécessaire de préserver des espaces collectifs.
- « Le vieux monde est en train de mourir. Le nouveau tarde à paraître. Et dans ce clair obscur naissent les monstres ». La citation d’Antonio Gramsci décrit un moment de bascule en Europe à la moitié du XXe siècle. Ça te fait penser à notre époque ?
- Cette phrase résonne pour moi dans le sens où il y a quelque chose de nouveau et que nous sommes sur le seuil d’un changement historique. J’entends beaucoup de personnes dire qu’elles n’auraient pas imaginé vivre une chose du genre ou qu’elles n’auraient jamais pensé le revivre à nouveau. Je pense donc que, en ce moment, il y a la sensation assez généralisée d’un tournant historique. C’est aussi ce qui nous surprend un peu, qu’on ne puisse pas rafistoler la situation ou trouver une solution plus ou moins intermédiaire, car le niveau de transformation et de crise du capitalisme est vraiment fort, et le capitalisme, dans sa crise même, devient toujours plus violent et agressif pour trouver à se relancer, en même temps qu’il centralise le concept d’innovation. Nous le voyons aussi dans l’extrême-droite : « nous sommes la révolution, nous changerons tout, personne ne nous arrêtera ». Tout le langage révolutionnaire de la transformation et de l’audace est ce qu’ils cherchent à s’approprier, parce que c’est précisément ce langage et cette attitude qui semblent être à la hauteur du moment qu’on est en train de vivre. En ce sens donc, il me semble que la phrase nous requiert parce que nous sommes dans une période de secousse générale qui nous impose des exigences et des obligations dans les termes de l’audace dont nous avons parlé avant. Nous ne pouvons nous contenter de demi-mesures, parce que d’autres seront plus audacieux mais dans la direction opposée à nos aspirations.
- Et les monstres ? Car le féminisme et le transféminisme se sont appropriés la notion de monstruosité…
- Bien sûr, pour affirmer que les monstrueuxses c’est nous toustes. On dit toujours que le monstre c’est l’avertissement divin, un message en provenance de l’au-delà pour dire qu’il y a quelque chose qui est véritablement porteur de nouveauté. Donc je pense que le monstre est ce que nous ne reconnaissons pas, qui est inconnu et qui ne rentrent pas dans les modèles préétablis à notre disposition pour reconnaître l’existant. Voilà où se trouve cette appropriation du monstrueux, au double sens d’avertissement puis de revendication de notre capacité à sortir du moule. Le monstrueux comme résistance à s’en tenir à une forme normalisée, reconnaissable, et cependant comme mise en garde. Penser comment nous nous rapportons au monstrueux pas seulement à partir de la peur, mais comme possibilité de penser qu’il est la nouveauté qui n’a toujours pas de forme.
Interview réalisée pour CLACSO (Conseil Latino-américain des Sciences Sociales) par Ana Cacopardo pour la série de Podcast « Los monstruos andan sueltos » en collaboration avec el diario.ar , où il a été publié comme article en langue espagnol (28.11.24). Article traduit en italien par Michele Fazioli pour Dinamo Press (07.01.25). Nous avons traduit depuis l’italien, en nous référant par endroit à la version espagnole.
[1] Les monstres en liberté, un podcast sur les nouvelles droites réalisées par la revue argentine « elDiarioAR » en collaboration avec CLACSO, Conseil Latinoaméricain des Sciences Sociales – ndt
[2] Il faut probablement entendre questions au sens courant mais aussi en un sens plus large ici, pas étranger par exemple à d’autres termes comme demande, revendication ou encore problème.
[3] L’une des fondatrices du mouvement féministe chilien dans les années 80 –ndt