« En cherchant à attirer les électeurs séduits par l’extrême droite, la Macronie a installé le Rassemblement National au coeur de notre vie politique et lui a ouvert la porte du pouvoir » écrit Philippe Meirieu dans cette tribune qu’il signe pour le Café pédagogique. « Choisir l’éducation contre la complicité des fatalismes est plus que jamais nécessaire » prévient le célèbre chercheur. « Car, nos enfants auront un futur – le futur arrive toujours, c’est la mécanique de l’horloge -, mais il n’est pas certain, qu’ils aient un avenir : une société où, selon le voeu des Lumières, on puisse « penser par soi-même » et « construire du commun ». Et cet avenir est bien entre nos mains ».

« La bataille culturelle et politique se joue avant tout à l’école », avait prévenu Éric Zemmour. Et nous en avons déjà fait l’expérience. En effet, avec le limogeage de Pap Ndiaye, l’arrivée de Gabriel Attal à l’Éducation nationale et les déclarations répétées d’Emmanuel Macron sur le retour à l’ordre, on a assisté, comme l’a montré Grégory Chambat, à « la victoire culturelle de l’extrême droite sur l’Éducation nationale ». Certes « le choc des savoirs » est encore assez loin de l’intégralité du programme éducatif du Rassemblement National, mais il nous en a déjà donné un petit avant-goût. En témoignent, d’ailleurs, les propos de Roger Chudeau, ancien inspecteur général de l’Éducation nationale et chargé des questions éducatives au Rassemblement National, qui affirmait, après la présentation de la réforme du collège par Gabriel Attal en décembre 2023, que « ces mesures [sont ]exactement celles qui figuraient dans le programme éducatif de Marine Le Pen en 2022 ». En témoigne également l’affirmation de son collègue, Jean-Philippe Tanguy, député R.N. de la Somme, qui lors de la séance de l’Assemblée nationale du 5 février 2024,
félicitait Gabriel Attal, devenu entre-temps Premier ministre, en ces termes : « Avec vous à Matignon, nos victoires idéologiques s’accélèrent. Ce ne sont plus seulement nos constats et nos diagnostics qui s’imposent à vous, mais désormais nos valeurs et nos propositions. »

L’extrême droite au centre du jeu

On voit ainsi à quel point la présentation des enjeux électoraux actuels par la minorité présidentielle est mensongère. Loin d’avoir été un rempart contre l’extrême droite, elle en a banalisé les thèmes et légitimé l’idéologie. Elle tente de se présenter aujourd’hui comme une « force d’équilibre » et prétend incarner la voie de la raison contre deux « extrêmes » mis scandaleusement sur le même plan : comme si une formation politique créée dans la continuité des ligues fascistes des années 1930 pouvait être comparée avec l’alliance de celles et ceux qui se revendiquent des idéaux du Conseil National de la Résistance ! En réalité, en cherchant à attirer les électeurs séduits par l’extrême droite, la Macronie a installé le Rassemblement National au coeur de notre vie politique et lui a ouvert la porte du pouvoir.

Elle peut maintenant faire croire qu’elle veut en protéger les Français, elle n’a plus aucun crédit. Car, en abandonnant les services publics au « nouveau management » concurrentiel, en laissant se creuser les inégalités entre les territoires, en s’attaquant à des acquis sociaux fondamentaux, en organisant des parodies de consultations démocratiques, elle a nourri l’amertume et le ressentiment qui font aujourd’hui le lit de ceux qu’elle prétend  combattre.

Évitons toute ambiguïté : nous sommes nombreux à avoir voté Emmanuel Macron afin d’écarter résolument le Rassemblement National du pouvoir et on ne peut pas nous accuser aujourd’hui de pratiquer l’amalgame. Nous savons que l’extrême droite est infiniment plus dangereuse que ne l’était le gouvernement de Gabriel Attal. Et nous prendrons à nouveau nos responsabilités chaque fois que le danger d’une victoire du Rassemblement National se
profilera. Gageons que les macronistes feront de même… même si de fâcheux et récents précédents pourraient laisser penser le contraire.

L’extrême droite comme modèle

Mais tentons de comprendre pourquoi le Rassemblement National s’est réjoui de voir arriver « le choc des savoirs » et pourquoi les mesures imposées par Gabriel Attal constituent une préfiguration de ce qui pourrait bien nous arriver si l’extrême droite accédait aux responsabilités.

Car les groupes de niveau, malgré les contorsions de l’actuelle ministre, ne sont en rien une mesure technique parmi d’autres : ils marquent la fin du projet de l’école unique né après la première guerre mondiale quand les Compagnons de l’Université Nouvelle affirmaient : « Les pères ont veillé dans les mêmes tranchées, les fils doivent s’asseoir sur les mêmes bancs ». Ils sonnent aussi la fin de la recherche en matière de différenciation pédagogique
dans la classe telle que l’avait engagée Louis Legrand dans les années 1970 et telle que l’avait proposée Alain Savary en 1981 lors de « la rénovation des collèges ». Ils marquent un changement de cap radical : l’école où l’on apprend les savoirs requis pour s’émanciper et où l’on découvre les comportements qui permettent de « faire société » laisse définitivement la place à une école du tri… un tri qu’effectuait déjà le clivage « privé / public » et qui va devenir le mode de fonctionnement officiel, sans retenue ni culpabilité, de tout le système.

Mais, allons plus loin. En réalité, toutes les mesures du « choc des savoirs » relèvent de la même logique. L’uniforme, le redoublement, l’orientation de plus en plus précoce, les conseils de discipline à l’école primaire, l’assujettissement de l’enseignement professionnel aux seules entreprises, la labellisation des manuels scolaires, le renforcement des
évaluations et des contrôles, la rémunération au mérite, la mise au pas de la formation des enseignants… tout cela renvoie à une même idéologie : celle du primat de la sélection, de la répression et de l’exclusion sur l’éducation.

L’extrême droite contre l’éducation

Car la sanction, ici, devient la reine. Elle n’est plus un moyen de rappeler le sujet à sa responsabilité et de lui permettre de se réintégrer dans un collectif dont il s’est exclu par sa faute, elle devient le principe du gouvernement. La prévention n’est plus le coeur d’une politique qui parie sur la possibilité pour tous les humains d’accéder à la culture et de vivre une vie digne, elle est identifiée à une « lâcheté coupable » ou à un « égalitarisme pervers ». Le soin dû aux personnes fragiles ou en souffrance, aux accidentés et aux exclus est regardé comme un « compassionnisme stérile » qui « fabrique des assistés ». Les enfants et les adultes ne sont pas considérés comme des êtres qu’il faut appeler à la liberté mais comme des individus tous potentiellement dangereux qu’il faut « dresser » et « contrôler ».

L’étranger est systématiquement suspecté d’être un ennemi dont il faut se méfier tant ses intentions seraient, par nature, mauvaises. On méprise, en réalité, le peuple dont on ne cesse de se réclamer et qu’on veut en réalité soumettre à l’ordre imposé par un pouvoir qui ne se pose jamais le problème de sa légitimité.

Or n’en doutons pas : c’est bien l’idéal des Lumières qu’on foule ici aux pieds. On a beau se prétendre « républicain », citer Condorcet, se référer à Buisson… on abdique sur l’essentiel :
le principe d’éducabilité de chacun et chacune dans une société solidaire qui garantit la liberté de toutes et tous. On ne croit plus, que, comme le disait Pestalozzi en 1795[1], c’est en « anoblissant les humains qu’on peut mettre des limites à la misère et aux fermentations des peuples ainsi qu’aux abus du despotisme, soit de la part des princes, soit des multitudes. » On croit et on affirme haut et fort que seules la peur de la sanction et la menace de l’exclusion pourraient mettre au travail des enfants ou des adultes naturellement enclins à la « flânerie systématique », comme disait Taylor, le promoteur de « l’organisation scientifique du travail ». On clame qu’il suffit de « restaurer l’autorité » pour résoudre tous les problèmes éducatifs, mobiliser les élèves sur les apprentissages, faire adhérer les citoyens aux valeurs de la République, se débarrasser, une bonne fois pour toutes, de toute forme d’incivilité et remettre, enfin, la France sur ses rails.

« Rallumons les Lumières! »

Au bout de cette logique, c’est bien la négation de l’éducation, de la formation et même de la culture qui se profile. C’est la « pédagogie noire » des dystopies qui menace, celle du Meilleur des Mondes d’Huxley où les êtres sont sélectionnés et programmés pour obéir où celle de 1984 d’Orwell où les individus sont sous l’emprise de Big Brother.

Pas pour demain, bien sûr. Mais on aurait tort d’en négliger le risque tant l’histoire nous a montré que, si « le
pire n’est pas toujours sûr », il reste, hélas, possible. Face à cela, choisir l’éducation contre la complicité des fatalismes est plus que jamais nécessaire. Car, nos enfants auront un futur – le futur arrive toujours, c’est la mécanique de l’horloge -, mais il n’est pas certain, qu’ils aient un avenir : une société où, selon le voeu des Lumières, on puisse « penser par soi-même » et « construire du commun ». Et cet avenir est bien entre nos mains.

Philippe Meirieu

Pestalozzi, philosophe et pédagogue, fonda et dirigea plusieurs écoles destinées aux enfants et adolescents en difficulté. Son oeuvre est immense. Il fut fait « citoyen d’Honneur de la République française en 1792 et inspira Ferdinand Buisson et Jules Ferry qui le citent comme le principal inspirateur des méthodes pédagogiques de l’École de la République. Son principal biographe, James Guillaume, historien et militant socialiste libertaire, dit de lui
qu’il fut « le principal apôtre de l’émancipation intellectuelle et de la fraternité humaine prônées par le grand mouvement des Lumières ». ↑