Cinq questions à Denis Paget
Propos recueillis par Paul Devin
L’insuffisance, chez les enseignants, d’un « rapport distancié et critique sur les exigences scolaires » est-elle vraiment caractéristique de l’exercice de leur métier ? N’y a-t-il pas aujourd’hui, pour des motivations sans doute diverses, une pratique du métier qui s’est distanciée de la seule application des programmes et des formes les plus académiques de l’enseignement ?
Nous assistons à un enfermement progressif des enseignants dans les contraintes institutionnelles qui prolifèrent depuis plusieurs années : disparition progressive de la réflexion philosophique, épistémologique et didactique en formation, pression des prescriptions de programmes de plus en plus tatillons et des évaluations standardisées, renforcement constant de l’autoritarisme et réduction des responsabilités pédagogiques. L’organisation elle-même des instances locales comme les conseils pédagogiques, et le durcissement des hiérarchies intermédiaires interdit toute prise de décision démocratique. Tel est le constat aujourd’hui d’un management désastreux qui prive peu à peu les enseignants de leur pouvoir d’action collective et de leur capacité à prendre du recul avec les instructions venues d’en haut. Sans doute nombre d’entre eux résistent à ces pressions mais je crains qu’ils ne soient de plus en plus minoritaires dès lors que le collectif n’est plus porteur. Une note de janvier 2024 de la DEPP établit le constat suivant : « Les enseignants sont en contact constant avec le public (élèves, parents) du fait de leur métier (…) Cela peut expliquer le poids, pour cette profession, des exigences émotionnelles liées au contrôle des émotions, y compris la peur. » La DEPP constate également que « les enseignants pensent (…) moins souvent être en capacité de faire le même métier jusqu’à la retraite que les autres cadres. Ils se sentent également moins reconnus, moins soutenus par leur hiérarchie, et sont peu satisfaits de leur possibilité de promotion comparativement aux autres cadres. » Un tel constat, par les services mêmes du ministère, montre à quel point les enseignants sont privés de leur pouvoir d’action.
La volonté de penser « le réel de l’activité » et de le prendre en compte dans les revendications enseignantes nécessite-t-elle de renoncer à une identité professionnelle des enseignants référée aux savoirs ?
Le « réel de l’activité » n’est fait que de dilemmes difficiles à trancher au niveau des individus. Ce qui fait cruellement défaut c’est la possibilité d’une prise en charge collective reposant sur des controverses pour trouver le chemin des possibles dans des situations pédagogiques qui déraillent. Je ne crois pas que l’identité professionnelle se réfère exclusivement aux savoirs enseignés car ces savoirs font eux-mêmes partie du problème. Les savoirs scolaires sont des savoirs d’éducation et ne peuvent se réclamer uniquement de savoirs universitaires qui constitueraient l’identité professionnelle des enseignants. Les découpages disciplinaires qui structurent aujourd’hui les études sont des constructions historiques qui mériteraient d’être repensées car nous vivons des mutations considérables à l’échelle du monde qui appellent de nouveaux savoirs. Mais il est plus facile d’inventer au BO une n’ième « éducation à… » qui vient se superposer aux disciplines existantes que de repenser l’ensemble. Dans un univers de communication mondialisée où se mêle le vrai et le faux, envahi d’informations sur de nouveaux supports, traversé par le dialogue et le plus souvent le conflit des cultures, appelant plus que jamais la recherche de vérité au sein du local et du global, de l’universel et du particulier, n’y a-t-il pas urgence à réexaminer globalement ce qui devrait être appris et enseigné ? J’ai tenté dans mon dernier livre d’inventorier ces nouveaux défis qu’on ne peut plus ignorer dans le système éducatif.
Vous considérez essentiel de croiser une logique d’expérience, celle des problèmes à résoudre, et une logique d’apprentissages disciplinaires, celle des concepts et des notions à construire. Ce croisement vous paraît absent de l’enseignement aujourd’hui ?
Oui, il faudrait partir systématiquement d’une logique de besoins, d’expériences et de problèmes auxquels les élèves sont et seront confrontés, pour construire des apprentissages disciplinaires programmés, rendant enseignables des connaissances, des langages et des capacités qui transforment et rendent le sujet conscient de ses pouvoirs de réflexion et d’action. Ce croisement de deux perspectives complémentaires permettrait peut-être de réintégrer toutes les formes « d’éducation à… » dans une dynamique d’apprentissages disciplinaires qui sachent aussi s’appuyer sur le réel des questions contemporaines, de les documenter et d’augmenter la conscience de leur complexité comme de leur importance. Ce que P. Boucheron par exemple a inauguré avec « L’histoire mondiale de la France » me semble un bon exemple d’un changement d’optique susceptible d’aider les jeunes à comprendre le monde d’aujourd’hui et d’en finir avec des programmes bêtement chronologiques et rabougris d’histoire ou de littérature…
En quoi une perspective « curriculaire » permettrait-elle une plus grande démocratisation de l’accès aux savoirs ?
Une perspective curriculaire c’est se donner les moyens de sortir de la stratification qui amène toujours à reconduire les enseignements du passé en ajoutant quelques urgences du présent ; ce qui conduit en général à des programmes saturés qu’il faut absolument boucler à la fin de l’année, même si une bonne partie de la classe a décroché. Si l’on décide d’enseigner l’algorithmique à tel ou tel niveau, il faut modifier beaucoup d’autres éléments de programme. Il n’est plus possible par exemple de prétendre enseigner l’orthographe française dans le temps dont on dispose aujourd’hui pour cet apprentissage par rapport au temps qu’on y consacrait au milieu du siècle dernier. Peut-être une réforme de l’orthographe serait-elle utile… ? La hiérarchie des savoirs qui s’est installée en France dans le seul objectif de trier les élèves n’est plus acceptable. L’approche curriculaire c’est aussi réfléchir à l’objectif d’une culture commune qui doit être la matrice du curriculum et non pas un programme minimaliste (ce pourquoi j’ai travaillé pour que le socle commun de 2015 en tente une définition précise et concise en 5 domaines quand je siégeais au CSP). C’est enfin penser l’éducation globale des élèves qui comprend les enseignements mais aussi tout le reste : l’apprentissage des valeurs et vertus morales par leur mise en œuvre concrète au sein de la vie scolaire, la participation des élèves à l’institutionnalisation de la démocratie scolaire et la formation des enseignants et des autres personnels au dialogue constructif avec les familles quelle que soit leur forme.
S’il fallait définir les conditions essentielles d’une conception des programmes capable de répondre aux enjeux de la démocratisation, quelles seraient-elles ?
Un tel projet curriculaire doit retirer au ministre le droit de bricoler continuellement les programmes qui ne sont qu’une partie du curriculum. Il doit associer largement les citoyens et les professionnels et sortir l’école du calamiteux calendrier politique car il faut au moins dix ans pour penser une réforme curriculaire. La culture commune au sein du curriculum ne se résume pas aux programmes de chaque discipline, elle inclut leur mise en relation diachronique et synchronique, la formation d’enseignants capables de penser de façon systémique, sortant des seules disciplines qu’ils sont censés enseigner, plus soucieux de ce qu’apprennent vraiment tous les élèves plutôt que de faire semblant de boucler un programme. Et cela appelle des connaissances en épistémologie des disciplines scolaires, en histoire de l’éducation, en didactique, en pédagogie et en réflexion curriculaire…