Si les FEMMES s’arrêtent, tout s’arrête !

Si les FEMMES s’arrêtent, tout s’arrête !

2024-03-28T14:45:50+01:0028 mars 2024|Catégories : À LA UNE|

Pourquoi la place des femmes, centrale dans les mouvements sociaux depuis le début du XXe siècle, est-elle perpétuellement oubliée ? Entretien avec l’historienne Fanny Gallot, spécialiste de ces sujets.

 

Mediapart : Dans le conflit social chez Vertbaudet au printemps 2023, les commentaires ont souligné, presque avec étonnement, le rôle prédominant des femmes dans la grève. Mais à vous lire, ce qui est étonnant, c’est que cette place surprenne : cela fait plus d’un siècle que des femmes sont impliquées dans les mouvements sociaux.

Fanny Gallot : On a vu cette surprise au moment de la grève chez Vertbaudet, mais la première fois que je l’ai vraiment soulignée, c’est au moment de l’émergence des « gilets jaunes », fin 2018. Il y a l’idée que si les femmes se mobilisent, cela veut dire que c’est très grave, parce que cela n’arriverait que très rarement. Cela peut d’ailleurs aussi créer une forme d’élan, de popularité.
Mais, même si c’est peut-être moins vrai ces dernières années, ce qui est vraiment étonnant, c’est qu’on oublie les femmes. Leur présence dans les conflits sociaux est très régulière depuis longtemps, mais elle est rapidement oubliée après les mobilisations. Justement parce que cela sort de la manière dont la société s’envisage : pour les femmes en lutte, il existe un perpétuel déni d’antériorité. Je reprends cette analyse à Delphine Naudier, une sociologue qui a travaillé sur les écrivaines, et je l’ai d’ailleurs déjà évoquée en 2019 dans l’émission de Mediapart « Les Détricoteuses ».

Comment expliquez-vous que cette mémoire soit toujours effacée ?

FG : Un des éléments d’explication me paraît être qu’une mobilisation des femmes est encore vue comme une transgression. C’est ainsi qu’est vécu le fait que les femmes sortent de l’espace privé, du domestique, où on les a assignées au cours de l’histoire.

Sortir, aller dans la rue, faire grève, manifester, être présentes et visibles dans l’espace public, faire de la politique, aussi, c’est une transgression. Cela correspond également à la longue histoire de l’absence de droit de vote et au fait que la politique est restée longtemps un monde masculin, duquel les femmes étaient exclues.

Quelles formes ont pris les participations des femmes aux luttes sociales ?

FG : Toutes les modalités traditionnelles des combats du mouvement ouvrier. On a de nombreux exemples d’ouvrières se mettant en grève, et certains sont célèbres aujourd’hui : les ouvrières des usines de sardines de Douarnenez en 1924, les femmes de l’industrie de la soie du Dauphiné à la même époque, qui ont été remises à l’honneur dans Mélancolie ouvrière, le livre de l’historienne Michelle Perrot…
En 1936, des femmes ont occupé des usines. Dans les années 1970, il y a aussi eu des séquestrations de patrons ou de directeurs d’usine. Tous ces exemples sont désormais cités assez régulièrement, et on continue pourtant de considérer que c’est un phénomène rare.

Les femmes ont aussi eu d’autres manières de participer aux luttes sociales. Comment cela s’est-il manifesté, notamment au début du XXe siècle ?

FG : Les femmes ont toujours joué un rôle essentiel dans les soupes populaires, puis dans les soupes communistes. Il s’agissait de donner à manger aux grévistes, de façon que la grève puisse durer. Et puis, il y a eu des mouvements comme les « exodes » des enfants, qui ont commencé avant 1914, comme à Mazamet, par exemple. Les enfants de familles en grève étaient pris en charge par d’autres familles de la région, de manière qu’il y ait des bouches en moins à nourrir. Cela a encore été le cas au moment de la grève des mineurs de 1963, où 23 000 enfants de grévistes ont été accueillis dans des familles ou des colonies de vacances.

Peut-on parler de division sexuée du travail militant ?

FG : Cette question était déjà présente dans les années 1960, mais pas dans ces termes. Par exemple, Madeleine Colin, une dirigeante de la CGT, remarque que les femmes ne prennent pas la place qu’elles devraient avoir et invite le syndicat à s’adresser aux femmes, y compris aux compagnes de syndicalistes. Elle comprend aussi qu’il est nécessaire de discuter avec leur mari de leur implication militante, car il y a une difficulté pour certains à voir leurs femmes s’impliquer.
On retrouve l’idée que les femmes doivent assurer le quotidien, de manière que leur mari milite. Du coup, ça achoppe, il y a des tensions, y compris dans les couples. Alors même que, après 1945, les organisations syndicales essayent d’intervenir auprès des femmes salariées pour les faire entrer dans leur sphère militante.
Cette question est donc déjà discutée, mais pas en utilisant le concept de division sexuée du travail militant, qui est très récent. Il a notamment été développé par le sociologue Xavier Dunezat, qui a étudié le mouvement des chômeurs et des chômeuses de la fin des années 1990. À partir d’une étude systématique de la répartition des tâches dans ces mouvements, il a noté de manière très claire que les tâches les moins valorisées étaient assumées par des femmes, tandis que les plus valorisées l’étaient par des hommes.
Ces questions se diffusent bien davantage dans les syndicats, et l’idée de division sexuée du travail militant peut y être débattue.

Pourtant, la manière dont les femmes sont impliquées dans les luttes sociales a été largement discutée et étudiée après Mai-68 en France, tout au long des années 1970.

FG : Ces discussions ont en effet fait un saut qualitatif dans les années 1970, sous la pression des féminismes. J’ai par exemple en tête l’extraordinaire entretien vidéo de Monique Piton, une des figures du mouvement d’occupation de la fabrique de montres Lip à Besançon, filmée par Carole Roussopoulos. Elle y remplace les mots « hommes » par « Blancs », et « femmes » par « Arabes », pour analyser cette division du travail militant.
Une des ambitions de mon livre est de montrer que cette question est en fait discutée de façon régulière. Dans les années 1980, la CFDT admet qu’elle défend plutôt « un syndicalisme d’hommes » et, à la CGT, une grande discussion s’organise autour des « catégories » : le syndicat considère la lutte des classes comme centrale, et, à côté, les jeunes, les immigré·es, les femmes, etc. Ce sont les « catégories ». Des femmes de la CGT se mobilisent contre cette idée. D’autres portent dès les années 1970 la question de la domination masculine dans ce syndicat.

Et aujourd’hui ?

FG : Je pense que ces questions se diffusent bien davantage dans les syndicats, et que l’idée de division sexuée du travail militant peut y être débattue. Mais je fais beaucoup d’interventions auprès des syndicats et je remarque que très souvent on y entend : « Les femmes, elles n’ont qu’à… »
Par exemple, dans une réunion où presque seuls des hommes ont pris la parole et qu’une remarque arrive pour signaler qu’il faudrait que des femmes interviennent, on entend que les femmes doivent prendre la parole d’elles-mêmes − cela peut également concerner les minorités de genre ou les personnes racisées, d’ailleurs.
Alors que dans ces moments-là, généralement, elles regardent désespérément leurs pieds et se disent qu’elles ont peur d’intervenir. Dans ce type de cas, le problème n’est pas lié aux femmes, c’est le cadre de la réunion qui n’a pas été pensé de façon qu’elles puissent prendre la parole à égalité avec les hommes !

Vous rappelez qu’à plusieurs époques la manière de traiter, de valoriser ou même de rémunérer le travail domestique a divisé les groupes militants. Pourquoi ?

FG : Après 1945, on est encore dans l’idée d’une complémentarité des sexes naturalisée. Les femmes des classes populaires sont nombreuses au foyer, même si elles travaillent de plus en plus comme salariées dans cette période.
Et, en même temps, l’idée émerge que les tâches effectuées dans le cadre de la famille représentent une activité. On ne parle pas encore forcément de travail, mais il est question du rôle social de la mère, du temps qu’elle met à effectuer toutes ces tâches. En 1948, l’Institut national d’études démographiques, l’Ined, fait une enquête qui rend compte assez précisément de ce temps passé dans ce cadre domestique et parle de « travail ménager ».
À l’époque, il existait une « allocation de salaire unique », pour aider les ménages qui ne touchent qu’un seul salaire. Mais, au fil des années, son montant n’est plus revalorisé, et les organisations commencent à se demander quelle position adopter par rapport à cette allocation. Ça bascule progressivement dans les années 1960, avec une radicalisation des mouvements féminins, pour reprendre les termes de l’historienne Sylvie Chaperon. Les organisations syndicales réalisent des enquêtes interrogeant les femmes, par exemple pour savoir si elles arrêteraient de travailler professionnellement si l’allocation augmentait.
La position qui a dominé en France est qu’il n’était pas question de rémunérer le travail domestique, car cela enfermerait les femmes au foyer.

Dans les mouvements féministes français, le débat se tranche dans les années 1970…

FG : Oui, avec l’arrivée du mouvement féministe, et notamment les travaux en France de la sociologue Christine Delphy autour du travail domestique. L’idée émerge que le travail domestique, c’est du travail gratuit, qui est réalisé dans le cadre de la famille, et qui est la base matérielle de l’oppression des femmes, soumises à une double journée de travail, professionnelle et domestique.

L’idée de la rémunération du travail ménager est posée. Elle est discutée, mais elle ne prend pas autant d’ampleur en France que dans d’autres pays d’Europe. La position qui a dominé est qu’il n’était pas question de le rémunérer, car cela enfermerait les femmes au foyer. [En 2021, Fanny Gallot et la sociologue Maud Simonet ont consacré un article à cette controverse − ndlr.]

Dans les années 1980, ces débats semblent disparaître en France. Pourquoi ?

FG : À cette époque, on entre dans un discours dit de conciliation, qui conduit à réfléchir à l’intégration des femmes dans le monde du travail. On trouve des femmes de classes moyennes et supérieures qui se fondent dans le moule du travail masculin, tandis que les femmes des classes populaires se mettent à travailler à temps partiel dans des emplois souvent peu qualifiés et mal rémunérés.
Cette focalisation des débats autour du travail professionnel aboutit à une secondarisation de la réflexion sur le travail domestique. Mais la question revient à partir des années 2010, avec une nouvelle dynamique féministe mondiale, et la question de la grève féministe, qui remet la question du travail domestique au cœur de la discussion.

Comment émerge cette notion de grève féministe, à laquelle appellent désormais de nombreuses organisations en France tous les 8 mars ?

FG : S’il était déjà question de grève des femmes antérieurement, la grève féministe a été proposée comme stratégie d’action d’abord en Pologne et en Argentine, à partir de 2016. En 2017, des militantes argentines ont rédigé un appel à une grève internationale des femmes le 8 mars. L’appel a été repris en Espagne, en Belgique, en Italie notamment, puis, petit à petit, en France.
L’idée est de dire que si les femmes s’arrêtent professionnellement et dans le cadre domestique, tout s’arrête. Cela permet de visibiliser le rôle joué par les femmes et par toutes les minorités de genre : une contribution essentielle au fonctionnement de la société, qui est dévalorisée, invisibilisée, et effectuée en partie gratuitement. Et c’est là que la notion de travail reproductif prend tout son sens.
Penser une grève touchant l’éducation, les hôpitaux, les Ehpad et les associations d’aide à la personne, mais aussi le secteur domestique, cela permettrait de créer un rapport de force certain.

Ce concept de travail reproductif est central dans votre analyse. Pouvez-vous l’expliquer ?

FG : Le travail reproductif, c’est ce qui contribue à reproduire la force de travail : c’est ce qu’on fait pour permettre à son conjoint ou sa conjointe d’aller travailler, tout comme il permet collectivement à la force de travail de se reproduire, génération après génération.
C’est au départ une idée marxiste, reprise par certaines féministes des années 1970, pour dire que ce travail reproductif produit une marchandise particulière, qui est la force de travail.
Ce concept permet de penser ensemble le travail domestique, gratuit et effectué dans la famille, et le travail professionnel des femmes, souvent déqualifié car vu comme reposant sur des compétences qui leur seraient « naturelles », dans l’éducation, le secteur hospitalier, le soin à la personne… Alors que ce travail demande bien sûr une qualification.
Le travail reproductif pourrait être considéré comme étant un secteur d’activité à part entière, qui comprend du domestique non rémunéré et du professionnel déqualifié. Les penser conjointement permet de mettre en évidence la dévalorisation, complète ou partielle, qui les touche, malgré leur aspect central dans l’organisation de la société. C’est ce qui nous a explosé à la figure aussi au moment de la pandémie de Covid.

Se saisir de ce concept serait-il utile dans les contestations sociales ?

FG : Oui, ne serait-ce que parce qu’il permet de rendre compte des difficultés que peuvent rencontrer des personnes pour se mettre en grève. Peut-on arrêter de s’occuper de personnes âgées en Ehpad, ne plus accompagner des enfants en situation de handicap à l’école, ou même arrêter de faire à manger à ses enfants ou les laisser seuls ?
Dans le cadre professionnel, on s’aperçoit que ces métiers sont souvent précaires, et d’ailleurs occupés par des femmes qui vivent non seulement le sexisme, mais aussi souvent le racisme. Et justement, ces femmes se mobilisent depuis plusieurs années : les Atsem [agent·e territorial·e spécialisé·e des écoles maternelles − ndlr]en école maternelle, les AESH [accompagnant·es d’élèves en situation de handicap − ndlr] qui accompagnent des élèves en situation de handicap, les femmes de chambre dans les hôtels, etc.
Penser une grève touchant l’éducation, les hôpitaux, les Ehpad et les associations d’aide à la personne, mais aussi le secteur domestique, cela permettrait de créer un rapport de force certain, en termes de production et de reproduction de la force de travail. Repensons à la pandémie, rien que pour l’éducation nationale : quand les enfants n’ont pas été pris en charge pendant deux mois, ç’a été une sacrée galère…

Et pourtant, on peut encore sentir une certaine hésitation du côté des syndicats. Cette année, la majorité d’entre eux ont certes appelé à faire grève le 8 mars. Mais en 2023, en pleine bataille des retraites, ils n’ont pas appelé à faire de cette date une forte journée de grève, alors même qu’ils appelaient à « mettre la France à l’arrêt » le 7 mars. Que signifie cette occasion manquée ?

FG : Dans l’intersyndicale l’an dernier, il n’y avait pas consensus autour de la grève féministe, et ils ont donc simplement appelé à « s’en saisir », sans aller plus loin. Je pense aussi qu’il y avait une focalisation sur des secteurs dont on avait l’idée qu’ils seraient moteurs dans la reconduction de la grève, et qui restent très majoritairement masculins.
Même si beaucoup de militants et de militantes ont œuvré pour que le 8 mars soit devenu une vraie échéance, il reste au fond cette idée que la grève féministe, cela concerne une minorité de la population. Cela n’est pas encore pensé comme une grève qui pourrait concerner tout le monde, qui permette un élargissement des contestations sociales. C’est peut-être cela qu’il faudrait repenser.

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