« A l’éducation nationale, la question des conditions de travail est complètement taboue »
La sociologue Sandrine Garcia publie un ouvrage d’analyse du phénomène des démissions d’enseignants dans le premier degré, marginal mais en progression.

Propos recueillis par Violaine Morin – Le Monde – 28/02/2023

Sandrine Garcia est professeure de sociologie à l’université de Bourgogne. Elle publie Enseignants, de la vocation au désenchantement (éditions La Dispute, 256 pages, 17 euros), un ouvrage pour lequel elle a interrogé des professeurs des écoles démissionnaires. Ils restent peu nombreux mais ce phénomène progresse et pose la question plus large de la dégradation des conditions de travail des professeurs. Le tout, écrit-elle, dans un contexte de généralisation du « nouveau management public », à l’oeuvre en France depuis les années 2000, qui contracte les moyens alloués en même temps qu’il responsabilise fortement les agents.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux démissionnaires de l’éducation nationale ?

La profession enseignante avait la réputation d’être privilégiée (vacances, autonomie), mais la question des démissions a commencé à émerger, même si elle n’est pas statistiquement significative : il y a eu 0,24 % de démissionnaires en 2017-2018. J’ai réalisé que ce métier que l’on pensait connaître avait changé très vite, alors qu’on a longtemps considéré que les conditions étaient satisfaisantes, comme dans toute la fonction publique. Par ailleurs, à l’éducation nationale, la question des conditions de travail est complètement taboue. Le fantasme d’un métier vocationnel est toujours là, alors que la vocation dépend de l’attractivité : il faut réunir certaines conditions pour que ce sentiment perdure.

Votre livre offre des témoignages de démissionnaires d’âges divers, du stagiaire au professeur expérimenté, en passant par le reconverti, qui retourne à son ancien métier… Quels sont leurs points communs ?

Tous ont une idée assez élevée de leur mission et ne sont pas prêts à s’asseoir sur cet idéal. Quand on leur dit, comme c’est le cas pour l’un d’eux, « cet élève, il faut se contenter de
l’asseoir à une table, on ne peut pas espérer plus », ils ne l’acceptent pas. Ils veulent transmettre les savoirs, et si ça n’est pas possible, ils préfèrent faire autre chose.
Il y a souvent un basculement, par exemple lorsqu’un enseignant tombe malade parce qu’il est en situation d’épuisement. L’élément déclencheur peut aussi être de se faire maltraiter par un inspecteur, ou d’avoir un conflit avec les parents. Certains ont vécu un événement qui leur a fait prendre conscience que leurs difficultés n’étaient pas prises en compte.
Voici un exemple, qui n’est pas dans le livre : un accident survient et deux élèves meurent, il faut organiser l’écoute psychologique pour toute l’école… Et la personne dépêchée par le rectorat dit en substance à l’équipe enseignante que les accidents, « ça arrive ». L’envie de partir se cristallise sur des moments de conflits, avec une famille, un élève, l’institution.

Vous rattachez la souffrance des enseignants à une transformation du management de l’éducation nationale, qui s’accélère dans les années 2000. Quelles en sont les étapes ?

Le nouveau management public en vigueur à partir des années 2000 est une transformation de l’Etat, donc de la fonction publique, qui va dans le sens d’une rationalisation économique. Pour ce qui concerne l’éducation nationale, c’est un mouvement d’abord lent, qui commence un peu plus tôt, avec la création de la Direction de l’évaluation de la performance, en 1987 [la DEP, qui deviendra la DEPP] et la logique de « l’effet-miroir ». L’idée est de créer un outil d’évaluation pour que les enseignants puissent améliorer leur propre action. Mais cela présuppose que l’on sait comment résoudre l’échec scolaire, alors qu’à l’époque, ce n’est pas du tout le cas. Aujourd’hui c’est encore difficile, même si le corpus théorique s’est beaucoup étoffé.

En parallèle, on supprime progressivement le redoublement, jugé inefficace. Les niveaux sont de plus en plus hétérogènes dans les classes et cela pose des problèmes pratiques, que les auteurs des réformes ne voient pas. On commence à demander aux enseignants de faire de la différenciation pédagogique. Mais avec 27 élèves, si certains maîtrisent la lecture et d’autres non, il est faux de dire que vous pouvez emmener tout le monde au même point à la fin de l’année, sans moyens supplémentaires, simplement par la différenciation.

Arrive ensuite une période de contraction des emplois…

A partir de 2007, il y a en effet une période de forte rationalisation, où l’on cherche à économiser des postes. C’est à cette période que le métier se complexifie, avec la suppression de nombreuses fonctions périphériques. Les volants de remplaçants sont réduits, les intervenants de langues et les maîtres spécialisés se raréfient ou sont supprimés.
Cette contraction des emplois est presque concomitante à la loi pour l’inclusion scolaire de 2005, qui prévoit que les enfants en situation de handicap sont accueillis à l’école. Une loi essentielle, mais qui aurait dû s’accompagner d’un allègement substantiel de la charge de travail des enseignants, puisqu’ils accueillaient désormais des élèves demandant plus d’attention. Or, on voit que l’inverse se produit. La prise en charge des élèves en situation de handicap, qui se double de la mise en place, au même moment, d’un nouveau dispositif de personnalisation des parcours pour lutter contre l’échec scolaire, génère des réunions supplémentaires et de nouvelles charges, sans aucun effort, par ailleurs, sur la réduction du nombre d’enfants par classe.

Vous évoquez un basculement dans l’organisation du temps de l’enseignant, historiquement caractérisé par une part importante de travail « libre » ou « non posté ». Les professeurs d’aujourd’hui ont-ils plus de travail « contraint » ?

Les situations sont très variables et ces tâches à effectuer en dehors de la classe ne prennent pas le même temps dans toutes les écoles. Mais dans l’ensemble, oui, il y a une forte augmentation des contraintes. Les réunions pédagogiques, les réunions avec les parents, tout cela n’est pas compressible. Vous ne pouvez pas forcément faire tenir une rencontre avec une famille en un quart d’heure.

Que pensez-vous du « prof bashing » dont les enseignants disent souffrir, quand on leur reproche d’avoir beaucoup de congés, de n’avoir « que » vingt-quatre heures de classe par semaine ?

C’est le discours commun. Ils entendent des remarques comme « tu es toujours en vacances », etc. Eux-mêmes sont d’ailleurs surpris par l’ampleur de la charge de travail de ce métier ! Mais ce discours qui circule dans l’opinion est redoublé par le néomanagement, lorsqu’on leur dit, pour expliquer leurs difficultés, « vous ne travaillez pas assez ».
Les enseignants travaillent énormément, mais il y a quand même cette idée qu’il faudrait travailler plus, ce qui n’a aucun sens. Leur problème, c’est plutôt la multiplication des petites tâches administratives, de suivi ou de compte-rendu, qu’ils n’effectuaient pas – ou pas seuls – auparavant.
Dans l’ensemble, les démissionnaires semblent fortement affectés par les réformes du système scolaire, qu’ils disent éloignées des réalités du terrain.
L’absence de prise en compte des contraintes pratiques est essentielle pour comprendre la dégradation des conditions de travail des enseignants. Par exemple, la loi sur les rythmes scolaires qui proposait de faire des activités extrascolaires une partie de l’après-midi [sous le ministère de Vincent Peillon, en 2013], pourquoi pas ? Mais on ne s’est pas occupé de savoir si toutes les communes avaient les moyens de faire venir des intervenants sur le temps périscolaire. Dans les communes rurales, ils ont pris des étudiants, souvent très mal payés, qui ont fini par ne plus venir.
Ce genre d’échec discrédite les politiques, que les enseignants ne jugent plus capables de prendre en compte leurs réalités.

La déconnexion des ordres venus « d’en haut » se lit-elle aussi dans les méthodes à appliquer, que les démissionnaires les plus âgés ont vu varier au cours du temps ?

C’est particulièrement vrai sur les méthodes d’apprentissage de la lecture et sur l’orthographe. A un moment, il fallait faire de l’observation réfléchie de la langue, à un autre, arrêter de faire des dictées… Cela a conduit des enseignants expérimentés à démissionner, en ayant le sentiment que les résultats obtenus auprès des élèves ne comptaient pas pour les inspecteurs, qui se contentaient de dire « il ne faut plus faire comme cela ».
Le fait de ne pas tenir compte des progrès obtenus avec les élèves fait perdre de la crédibilité aux inspecteurs, quand le discours officiel est par ailleurs de promouvoir l’amélioration des résultats. Ces enseignants qui ont construit une expertise, ont lu, sont allés voir des professionnels pour tester des méthodes et expérimenter… Quand ils se font humilier, traiter comme des débutants ou des ignorants pendant leur inspection, ils craquent.