Christelle Taraud : « Les hommes qui tuent leur compagne ont grandi dans un système patriarcal qui les privilégie »

 

L’historienne et spécialiste des questions de genre et de sexualité dans les espaces coloniaux retrace l’histoire des féminicides, et explore les différentes facettes du patriarcat dans le monde.
Propos recueillis par Anne Chemin pour Le Monde du 31 Août
Raconter les multiples visages, sur les cinq continents, de la suprématie du masculin sur le féminin depuis le néolithique : tel est le – vaste – projet de Féminicides. Une histoire mondiale (La Découverte, 928 pages, 39 euros, à paraître le 8 septembre), un ouvrage dirigé par Christelle Taraud. Spécialiste des femmes, du genre et des sexualités en contexte colonial, cette historienne enseigne dans les programmes parisiens des universités Columbia et de New York, et est membre associée du Centre d’histoire du XIXe siècle (Paris-I, Paris-IV).

Le titre de l’ouvrage que vous avez dirigé emploie un mot qui s’est imposé dans le débat public il y a une dizaine d’années, « féminicide ». Quelle est la généalogie intellectuelle et politique de ce terme ?

Son histoire commence à la fin des années 1970. Une sociologue féministe sud-africaine, Diana E. H. Russell, prend alors conscience que les meurtres de femmes commis dans le cadre privé sont noyés dans une catégorie plus générale – celle des homicides. Pour désigner le fait d’assassiner une femme parce qu’elle est une femme, elle invente donc un néologisme, le « fémicide », qui désigne le « meurtre à mobile misogyne… motivé par la haine, le mépris, le plaisir ou le sentiment d’appropriation des femmes ».

Le second moment intervient dans les années 1990, au Mexique, lors de l’exhumation de milliers de corps de femmes enfouis dans des fosses communes – plus de 1 000 dans la seule ville de Ciudad Juárez. La chercheuse mexicaine Marcela Lagarde estime que le concept de « fémicide » n’est pas pertinent : ces assassinats ne constituent pas des meurtres de l’intimité mais des crimes de masse destinés à provoquer l’effroi et la terreur chez les femmes – les victimes, comme pendant les chasses aux « sorcières » du XVIIe siècle, sont torturées, violées, mutilées, démembrées et parfois brûlées. Pour désigner ces crimes qui visent non une personne mais un genre et une identité, elle forge le terme de « féminicide ».

La troisième phase commence dans les années 2000. Les chercheuses et les militantes féministes prennent conscience que pour comprendre les crimes « de propriétaires » que sont les féminicides conjugaux, il faut s’intéresser au continuum des violences faites aux femmes, des plus banales aux plus brutales, des plus physiques aux plus symboliques – le viol, le harcèlement de rue, mais aussi le diktat des normes corporelles ou la publicité sexiste, parmi de nombreux autres exemples. Les hommes qui tuent leur compagne ne sont pas des aberrations ou des monstres : ils ont simplement grandi dans un système patriarcal qui les privilégie.

Ce livre montre que la suprématie du masculin commence dès la préhistoire. Comment se construit-elle ?

Depuis le XIXᵉ siècle, en Europe en particulier, l’histoire de l’humanité s’est écrite au masculin, mais, dans les années 1970, des archéologues et des anthropologues femmes ont retravaillé ces questions. Leurs recherches montrent que la suprématie masculine apparaît au néolithique, à l’époque de la sédentarisation des groupes et de la domestication des plantes et des animaux. Aux temps préhistoriques puis protohistoriques se constituent ainsi des sociétés hiérarchiques fondées sur le principe d’un partage entre les hommes et les femmes – aux hommes le pouvoir, la chasse et la guerre, la religion et l’art, aux femmes le foyer, la reproduction et la maternité.

Cette hiérarchie s’inscrit peu à peu dans les structures sociales – mais aussi dans les corps ! Les squelettes des hommes et des femmes de la préhistoire, en particulier chez Neandertal et les premiers sapiens, font quasiment la même taille, mais, au fil des millénaires, les hommes deviennent plus grands, plus forts et plus musclés. Pour expliquer cette évolution, l’anthropologue Priscille Touraille affirme, dans une thèse discutée mais argumentée, que les femmes du paléolithique et du néolithique ont sans doute été privées d’alimentation carnée, ce qui a accentué, sur le très long terme, le dimorphisme sexuel.

Se développent ensuite, jusqu’à la fin du Moyen Age, dans le monde entier, des systèmes patriarcaux de basse intensité qui reconnaissent aux femmes des compétences, tout en instaurant des inégalités pérennes. C’est ce que l’anthropologue argentine Rita Laura Segato appelle la « matrice duale ». A partir de la Renaissance, l’Europe bascule cependant dans des patriarcats de forte intensité : fondés sur une « matrice binaire », ils établissent une franche opposition entre le masculin et le féminin, et délégitiment tout ce qui est associé aux femmes.

Vous vous attardez longuement sur les chasses aux « sorcières » des XVIe et XVIIe siècles, qui étaient fondées sur l’idée que les femmes commerçaient avec le diable. Comment expliquer cet incroyable déchaînement de violence ?

Ces grandes purges sont des crimes de masse d’une violence terrifiante. D’abord par le nombre de victimes : les archives judiciaires recensent entre 200 000 et 500 000 exécutions en Europe, mais certaines chercheuses évoquent plusieurs millions de décès – partant du postulat que les chasses n’étaient pas toujours judiciarisées, et que beaucoup d’archives ont été détruites ou ont disparu. Ensuite par leur immense cruauté : les femmes accusées de sorcellerie étaient torturées, violées, écartelées, mutilées, noyées, pendues et brûlées vives par des inquisiteurs qui fouillaient leurs corps à la recherche de la marque du diable.

Lors de ces chasses aux « sorcières », les femmes ont ainsi été associées de manière ontologique au mal : elles en sont devenues la représentation paradigmatique, comme le montrent, dès le XIVe siècle, les écrits de Boccace, qui précise que les femmes sont « bestiales, imparfaites et traversées de milliers de passions hideuses et repoussantes », mais surtout, au XVe siècle, l’ouvrage de deux dominicains allemands, le Marteau des sorcières (Malleus Maleficarum). Ce texte, qui affirme que la femme signe sa « concupiscence » en copulant avec Satan, est au cœur de l’architecture idéologique des chasses.

L’ouvrage relie certains épisodes connus de l’histoire, comme la traite atlantique, en soulignant le destin particulier des femmes. Quel est leur sort pendant l’esclavage ?

Au début de la traite atlantique, aux XVIe et XVIIe siècles, les femmes africaines sont moins souvent déportées que les hommes, car les esclavagistes cherchent des travailleurs robustes qui résistent au terrible labeur imposé dans les plantations. Mais dès la traversée, celles qui sont malgré tout capturées subissent, en plus du terrifiant voyage dans les cales des bateaux négriers, des violences sexuelles systémiques – c’est ce que raconte Maryse Condé dans Moi, Tituba sorcière… noire de Salem (Mercure de France, 1986). Avant même d’être vendues aux planteurs, ces captives africaines sont les esclaves sexuelles des capitaines et de leurs officiers qui les déportent vers les Amériques.

Ces violences sexuelles se poursuivent dans les plantations, ce que montre l’historien australien Trevor Burnard, qui a étudié le journal d’un planteur britannique installé en Jamaïque. Dans ce texte de 14 000 pages, Thomas Thistlewood (1721-1786) raconte jour après jour ses « relations sexuelles » avec plus d’une centaine de femmes esclaves qui ne peuvent évidemment pas lui dire non. A ces viols s’ajoutent des maternités tragiques, notamment après l’interdiction de la traite, au XIXe siècle : les planteurs ne pouvant plus faire venir de captifs africains, ils s’emparent des enfants de leurs esclaves qui deviennent dès lors une « marchandise » très rentable pour eux.

On a l’impression, à la lecture de ce livre, qu’aucune société humaine n’a échappé à la loi du patriarcat. Est-ce le cas ?

Cette question fait l’objet d’un grand débat. Dans les années 1970, les féministes ont cherché des sociétés matriarcales mais il est difficile d’en trouver des traces. Il y a certes quelques sociétés matrilinéaires où la filiation se transmet par la mère, mais elles sont très rares à l’échelle de l’histoire – et elles ne sont pas forcément égalitaires non plus.

Le patriarcat est une tragédie pour les femmes. Est-ce aussi une tragédie pour les hommes ?

Oui, bien sûr. Les hommes sont du bon côté de la barrière, mais la masculinité est un carcan aussi étouffant que la féminité. Comme l’explique Rita Laura Segato, le « mandat masculin » impose aux hommes de coller aux canons de la masculinité en investissant l’espace public – y compris lorsqu’ils aspirent à autre chose. Il n’est cependant pas facile, même quand on le désire, de s’affranchir de cette masculinité toxique car elle est indissociablement liée à des privilèges – disposer d’un salaire plus élevé, monter plus facilement dans la hiérarchie sociale ou se sentir légitime quand on se promène dans une ville la nuit.

On dit souvent qu’il existe deux formes de sexisme – un sexisme haineux qui mène à des violences et un sexisme « bienveillant », qui célèbre les femmes à condition qu’elles restent à leur place. Où en sommes-nous, en France, sur ces deux fronts ?

Ces deux sexismes cohabitent très bien – malheureusement. Le sexisme de haine est encore très présent : il est désormais stigmatisé mais, en 2021, 122 femmes ont été tuées par leur compagnon, soit 20 % de plus qu’en 2020. Le sexisme « bienveillant », lui, s’apparente à un sport national. Tous ceux qui célèbrent « la » femme pour sa douceur et son attention aux autres parlent d’une femme fantasmée : « les » femmes sont des êtres singuliers et divers, comme les hommes ! Et si on les retrouve plus souvent dans les activités du care, est-ce du fait de leur « nature » ou bien du conditionnement social qui a fixé que là était vraiment leur place ?

Le sexisme « bienveillant », avec ses accents paternalistes et condescendants, enferme les femmes dans des stéréotypes, notamment celui de la femme destinée à s’unir à un homme – et « cet aboutissement à l’homme, en tout et toujours, est le plus funeste des obstacles que nous avons à surmonter », soulignait déjà, en 1909, l’écrivaine Alexandra David-Néel !


« Féminicides. Une histoire mondiale », sous la direction de Christelle Taraud, La Découverte, 928 pages, 39 euros. En librairie le 8 septembre.

Les mille et une facettes du patriarcat dans le monde

C’est un travail d’une ampleur inédite : dans un ouvrage de près de 1 000 pages, une centaine d’historiens, de sociologues, d’anthropologues, d’activistes, de journalistes et d’artistes proposent un voyage au cœur de ce que l’on appelle désormais, selon un néologisme forgé par la chercheuse mexicaine Marcela Lagarde, les « féminicides ». Des hiérarchies naissantes du néolithique aux meurtres de masse en Amérique latine aujourd’hui, des chasses aux « sorcières » du XVIe et du XVIIe siècles aux viols de femmes esclaves dans les plantations américaines, Féminicides. Une histoire mondiale raconte les mille et une facettes du patriarcat sur les cinq continents.

En construisant des passerelles entre les lieux et les époques, en sortant de l’oubli des figures méconnues, ce livre enrichi de multiples documents – extraits littéraires, procès-verbaux judiciaires, reproduction de tableaux – permet de cerner la matrice commune de ces violences. Le féminicide n’est pas une « anomalie », résume l’historienne qui a dirigé ce travail, Christelle Taraud, mais le symbole d’un système de domination « si ancré, si incorporé, si intégré, aussi bien individuellement que collectivement, qu’il finit par être transparent, impensé, tabou ». Cet ouvrage savant a pour ambition de l’explorer et de le décrypter – mais aussi de le combattre.