par Stéfanie Prezioso, historienne, professeure à l’université de Lausanne, le 22 mai 2025
Le mot « fascisme », avant de servir à désigner la montée actuelle des extrêmes droites, décrit un phénomène historique qui ne se prête pas complètement à la comparaison contemporaine. Il y a un trouble dans notre rapport au passé. Et ceux qui agitent le danger fasciste comme outil de mobilisation se trouvent confrontés à l’indifférence ou au conditionnement par la langue de l’extrême droite. Le mot ne rend alors plus compte de phénomènes concrets. Or, il faut savoir comment on en est arrivés là, et déterminer son ennemi.
Le spectre du fascisme semble à nouveau hanter le monde : de l’Amérique latine à l’Inde, des USA à la Russie, en passant par l’Europe. L’influence et l’emprise des partis d’extrême droite ne cessent de croître et l’élection de Donald Trump donne un nouveau souffle à leur grammaire politique, tout en renforçant leur présence là où ils ne sont pas encore aux affaires ; en France, en Allemagne et au Portugal, elles sont aux portes du pouvoir.
Passée la sidération, il reste l’impératif d’intervenir, d’alerter, de mobiliser les forces sociales nécessaires à contrer leur agenda politique ; mais comment ?
Comprendre les raisons de cet apparent « retour du fascisme» ne va en effet pas de soi. D’ailleurs, s’agit- il bien de cela ? L’utilisation du terme « fascisme » pour décrire les phénomènes contemporains fait l’objet de nombreux débats. Pour certains son usage est essentiel parce qu’il offrirait un cadre prédictif ; mais, on le sait, si l’histoire éclaire le présent, elle ne peut en aucun cas prédire l’avenir.
L’inflation actuelle des déclinaisons du mot ne cesse d’interroger. Fascisme (tardif, préventif, de la fin des temps, fossile, trumpiste…) « néo/post/para/semi/micro/techno- fascisme » : les qualificatifs ne manquent pas pour tenter de cerner cet ennemi qui avance imperturbablement (1). Cette avalanche conceptuelle cache cependant difficilement la désorientation de l’analyste face à une situation qui, si elle rappelle, par bien des aspects, les heures sombres du XXe siècle, n’en reste pas moins radicalement nouvelle. Comme l’écrivait l’historien Eric J. Hobsbawm, « quand les hommes sont face à une chose à laquelle le passé ne les a nullement préparés, ils tâtonnent à la recherche de mots pour nommer l’inconnu, même lorsqu’ils ne peuvent ni le définir ni le comprendre » (2). L’analogie aurait prétendument l’avantage de permettre d’analyser l’inconnu en partant d’un terrain connu, tout en offrant un cadre à la mobilisation nécessaire des forces de résistance.
Or, c’est précisément sur la détermination de l’ennemi que le débat trébuche. Lutter oui, mais contre qui et contre quoi ? L’injonction à regarder le danger dans les yeux semble passer par la sommation à utiliser le terme de fascisme, faute de quoi on apparaît au mieux comme de doux rêveurs, au pire comme d’incurables sceptiques. Et pourtant, l’usage du mot ne nous rive-t-il pas aux lectures du passé et ne nous empêche-t-il pas d’analyser avec rigueur les phénomènes politiques actuels pour y répondre avec le plus d’efficacité (3)? Quant à prendre la mesure du danger, comme le souligne l’historien Daniel Bessner, « les choses peuvent être effrayantes — et elles le sont— sans pour autant être fascistes. Elles peuvent même être plus effrayantes encore » (4). Dans les années 1920 et 1930, l’écrasante majorité de ceux qui ont donné une définition du fascisme n’en a pas saisi la nouveauté ; c’est précisément cela qu’il s’agit d’éviter aujourd’hui.Plutôt que d’avancer une réponse toute faite, ne faut-il pas commencer par poser le problème (6)?
Qu’est-ce que le fascisme ?
La question de la persistance et/ou retour du fascisme se présente à intervalles réguliers sur la scène politique, cela a été en particulier le cas en Italie au cours de ces trente dernières années. Depuis les récentes élections états-uniennes et le retour de Donald Trump à la tête du gouvernement, c’est aux USA que le problème se pose avec le plus d’acuité. Et le débat fait rage alors que le président semble avoir élargi considérablement ses prérogatives, mettant en cause les fondements mêmes de la Constitution des États-Unis. Les livres dénonçant la (nouvelle) menace fasciste occupent les étals des libraires et les publications ne cessent de croître (6). La place centrale occupée par le fascisme dans l’histoire du XXe siècle et dans son« territoire mental » explique en partie cette omniprésence. Tout aussi important est le désir de replacer dans son contexte historique la résurgence de l’extrême droite au cours du XXIe siècle (7). Les historiens sont enjoints de répondre, en tant qu’«experts», si tel dirigeant mondial ou tel mouvement peut être oui ou non désigné comme fasciste. Mais tous butent très vite sur la définition. Le terme « fascisme » reste sans doute le plus vague du lexique politologique. Il demeure, écrivait l’historien Emilio Gentile, un objet mystérieux, « qui se dérobe à tout essai de définition historique claire et rationnelle nonobstant les dizaines de milliers depages qui ont été et continuent à être consacrés à ce phénomène » (8). Pourtant, trop souvent, cette mise en garde sert d’alibi pour proposer une nouvelle définition.
Depuis son apparition sur la scène politique à la fin de la première guerre mondiale, ce nouveau phénomène fusionnant société de masse et autoritarisme a donné lieu à des interprétations diverses, caractérisées par le fait qu’elles s’arrêtent sur tel ou tel aspect constitutif ou pensé comme tel, qu’il soit historique, politique, économique, social ou même moral. En fait, la plupart des définitions contiennent une part de vérité, mais toutes relèguent nécessairement au second plan les éléments qui ne correspondent pas à une situation donnée. Si je devais en fournir une « formule de poche », je dirais que le fascisme est un mouvement politique de droite extrême qui trouve sa pleine expression en Italie et en Allemagne dans les années 1920, 1930 et 1940, violemment antimarxiste, raciste, antisémite, impérialiste, fondé sur la destruction des droits et des libertés démocratiques, le rejet de l’égalité, la stigmatisation des plus faibles et l’offensive contre les femmes.
Au début du XXe siècle, le fascisme ne peut se déployer que lorsque le mouvement ouvrier ne représente plus une menace imminente. Il ne peut se concevoir sans les crises politique, sociale et économique qui frappent les sociétés européennes dans les années 1920 et 1930. Mouvement autonome, « parti organisé pour ses propres objectifs, visant la conquête du pouvoir pour ses propres fins », il est éversif, c’est-à-dire révolutionnaire et restaurationniste à la fois, expression moderne du rejet de la démocratie et des Lumières. Il ne peut triompher sans l’action combinée de la violence paramilitaire et de la répression d’État ; sans le développement d’un véritable mouvement de masse. Il ne peut conquérir les esprits sans cette fusion inédite d’éléments apparemment disparates de conservatisme et de modernité, ce que rend bien la formule de Joseph Goebbels du «romantisme d’acier». Il utilise la violence, la terreur, mais aussi l’embrigadement pour imposer une nouvelle hiérarchie entre les êtres humains.
Il y a des éléments de continuité historique évidents entre les extrêmes droites actuelles et le fascisme, mais le fascisme historique avait des éléments de continuité évidents avec la droite réactionnaire nationaliste du XIXe siècle. Les droites radicales contemporaines partagent avec le fascisme historique le nationalisme, le racisme, l’impérialisme, l’homo/lesbophobie, le virilisme, l’autoritarisme, l’antimarxisme compris comme le refus des conflits de classe au nom de l’unité de la nation et du peuple. Ils entendent détruire les droits et les libertés fondamentales et plus largement les mouvements sociaux qu’ils ne contrôlent pas directement, ils mènent une offensive contre les droits des femmes et désignent des boucs émissaires (les juifs, les musulmans). Tous ceux qui ne correspondent pas à leur vision de la nation, qu’il s’agisse des minorités ou des adversaires politiques, sont stigmatisés, criminalisés et utilisés comme leviers de mobilisation électorale ; c’est le cas aujourd’hui, tout particulièrement des migrants et des musulmans, avec le fantasme du «grand remplacement». Ce rejet de l’autre s’accompagne d’un discours identitaire excluant, qui vise à légitimer des politiques autoritaires en prétendant défendre une nation « menacée ». Dans ce sens, les stratégies discursives et électorales de figures comme Donald Trump, Giorgia Meloni, Victor Orban ou Javier Milei s’apparentent à celles utilisées par Mussolini ou Hitler. Le dernier ouvrage d’Olivier Mannoni intitulé « Coulée brune » est particulièrement parlant en la matière (9).
Le fascisme historique et les mouvements d’extrême droite actuels émergent dans des contextes similaires de crise économique et sociale de longue durée, de remise en question des formes de représentation, y compris de la légitimité des partis politiques traditionnels, de perte de repères et de crise culturelle et morale, dont la remise en question de la rationalité scientifique n’est qu’un aspect. Aujourd’hui, le contexte est cependant bien différent et la crise sociale et politique n’est pas la même. Le fascisme historique se constitue au lendemain de la première guerre mondiale et après la révolution d’Octobre, alors que l’URSS représente un horizon d’attente pour des millions de salariés. Rien de comparable actuellement. Le fascisme historique prônait un système totalitaire soit, selon la définition qu’en a donnée la philosophe Hannah Arendt une fusion inédite d’embrigadement et de terreur. L’extrême droite actuelle est ultra-libérale sur le plan intérieur et entend renforcer massivement les fonctions répressives de l’État. Javier Milei et Elon Musk brandissent une tronçonneuse comme symbole de la destruction de la « bureaucratie », en réalité des assurances sociales et des services publics, aussi faibles soient-ils, en radicalisant le néolibéralisme des décennies précédentes, qui a présenté l’État comme un obstacle au développement économique ; on se souvient du discours de Ronald Reagan affirmant en 1981 que « l’État n’est pas la solution, mais le problème».
Le fascisme historique s’appuyait sur des mouvements de masse, organisés autour d’une idéologie et structurés par des groupes paramilitaires (comme les SA en Allemagne ou les Chemises noires en Italie) qui comptaient des centaines de milliers de membres en uniforme. Leur objectif était notamment de détruire les syndicats, les partis et les associations d’ouvriers forts de millions d’adhérents défendant un horizon socialiste. Aujourd’hui, cette organisation du monde du travail n’existe plus à la même échelle et les extrêmes droites actuelles ne s’appuient plus sur des mouvements de masse comparables. S’il existe bien des groupes d’extrême droite actifs et violents, leurs effectifs sont sans comparaison avec ceux de l’entre-deux-guerres et ils ne sont pas centralisés, du moins pour le moment, comme la force armée spécifique de l’un ou de l’autre de ces partis. L’influence de ces derniers se manifeste d’ailleurs essentiellement à l’occasion des élections. De fait, si l’on veut parler de fascisme aujourd’hui, il s’agit d’un fascisme largement vidé de son mouvement de masse, mais qui, comme l’écrit Alberto Toscano, conserve l’idée de la renaissance nationale et de la promotion de ses classes productives, travailleurs et patrons au coude à coude (10). Au début du XXe siècle, la référence au fascisme renvoyait à un nouveau phénomène politique dont il s’agissait de cerner les contours, les potentialités de transformation, les possibilités de traduction dans d’autres réalités nationales. Qu’en est-il aujourd’hui?
Le ventre est encore fécond…
Ce qui rend les choses encore plus troubles est le fait que ce que l’on pourrait appeler le « ventre » de certains de ces mouvements est constitué précisément par des personnes qui se rattachent ouvertement au nazisme et au fascisme (symboles, gestes, habillements, etc.). Les récentes manifestations néofascistes à Paris ou à Milan n’en sont que la pointe avancée. Si elles pouvaient, il y a quelques années, être reléguées à un phénomène marginal, une vague réminiscence nostalgique, elles acquièrent à l’heure actuelle un tout autre sens, dont il s’agit de prendre la mesure. Non pas tant pour ce que ces manifestations nous disent de ceux qui les mènent, mais de ce qu’elles nous apprennent sur le rapport que nos sociétés entretiennent avec le passé (11). Umberto Eco soutenait il y a trente ans : « Ce serait tellement confortable, pour nous, si quelqu’un se présentait sur la scène mondiale et disait : “Je veux ouvrir à nouveau Auschwitz, je veux que les Chemises noires défilent encore sur les places italiennes”. Hélas la vie n’est pas si simple » (12). Aujourd’hui ces manifestations n’apparaissent plus seulement comme la face grimaçante du « masque fasciste de l’Europe »(13), pour le dire avec la politiste Nadia Urbinati, mais aussi (et surtout !), comme le fruit d’une trentaine d’années d’effacement du passé, de banalisation de l’horreur et d’équivalence proclamée entre ceux qui ont lutté pour les droits démocratiques, les libertés, l’égalité, l’émancipation, largement ignorants de la réalité de l’URSS stalinienne, et ceux qui ont incarné l’exact opposé de ces valeurs.
Il n’y a plus de témoins lumineux de ce passé, pour reprendre l’image de Pier Paolo Pasolini, les lucioles ont disparu (14). La fluidité des références a transformé l’histoire en une sorte de mare qui « contient tout et son contraire » (15). Ainsi ceux qui pensent en Occident qu’agiter le danger fasciste est le meilleur instrument de mobilisation se trouvent de plus en plus souvent confrontés à une population indifférente, ou au pire conditionnée par les modes de pensées et le vocabulaire de l’extrême droite. Du « Hello Dictator » lancé par Jean-Claude Junker, alors président de la Commission européenne, à Viktor Orbán, à la banalisation des racines politiques, dont elle ne se cache d’ailleurs pas, de Giorgia Meloni, le radical renversement des valeurs, du moins proclamées, sur lesquelles reposaient les sociétés occidentales depuis la fin de la seconde guerre mondiale ne peut être plus ouvertement assumé. Il s’agit aujourd’hui pour ce bord politique de gagner la guerre pour l’hégémonie culturelle à grand renfort de révisionnisme historique, d’anti-intellectualisme, de fake news et de censure en s’appuyant sur un réseau de communication (sites web, réseaux sociaux, podcasts, chaînes de télévision, presse, think tank), au pouvoir tout à fait inédit, qui contrôle la vie des gens d’autant mieux qu’il s’adresse à une société totalement atomisée.
Le philosophe et historien italien Enzo Traverso soutient que le concept de fascisme est à la fois indispensable et inadéquat, tout en soulignant, après Reinhart Koselleck, qu’il existe une tension entre les faits historiques et leur transcription linguistique (16). Depuis les années 1930, le fascisme est devenu un synonyme de toutes les formes de réaction obscurantiste, de conservatisme et d’autoritarisme, même en l’absence de ses « traits distinctifs ». Des auteurs élargissent l’usage du concept en deçà et au-delà du fascisme historique. Il s’agit dans ce cas «plutôt d’un ensemble plus général d’habitudes culturelles, d’instincts et de pulsions sombres qui se sont manifestés et pourraient se manifester à nouveau dans les contextes historiques et nationaux les plus divers, même en l’absence d’un mouvement ou d’un régime fasciste» (17). Le concept de fascisme devient dans cette optique une abstraction incapable de rendre compte de phénomènes concrets, inscrits dans leur temps, notamment dans des périodes d’accélération et de « tournant brusque ». Et l’historien Robert Paxton réitérait récemment dans une interview au New York Times que l’utilisation du terme suscitait plus de chaleurs que de lumières, parce que «le mot fascisme a été rabaissé au rang d’épithète, ce qui en fait un outil de moins en moins utile pour analyser les mouvements politiques de notre époque» (18).
Les conditions économiques changent souvent plus rapidement que la conscience humaine justifiant la conservation de formes morales dont les bases matérielles n’existent plus. Dans ce cadre, se demander si Trump, Milei, Orban, Putin, Meloni et Le Pen sont fascistes n’amène pas grand-chose à la compréhension des conditions politiques, économiques et sociales, du terrain, du milieu sur lequel ils ont pu et peuvent encore se développer : un XXIe siècle marqué par l’impuissance politique, tant des gouvernements que des parlements, à infléchir tant soit peu, les politiques décidées soi-disant «par les marchés», en réalité, pour servir les intérêts d’une coterie de super-riches qui règne sans partage sur les principaux pôles du pouvoir planétaire: les États-Unis, l’Union européenne, laChine, le Japon, la Russie. Au Sud, ces politiques débouchent sur la guerre sans fin, les destructions massives et la misère endémique. Au Nord, elles nourrissent des programmes d’austérité toujours plus durs, une augmentation brutale des inégalités, l’accélération de la destruction de l’État- providence ou de ce qu’il en reste, justifiant la montée d’un autoritarisme qui tend vers un abandon des conquêtes démocratiques et l’instauration d’un climat de violence.
Le dernier rapport du Civil Liberties Union for Europe (Clue) place le gouvernement de Giorgia Meloni parmi ceux qui «minent systématiquement et intentionnellement l’État de droit» (19), en s’en prenant au pouvoir judiciaire, aux libertés et aux droits démocratiques (liberté de la presse et des médias, droit de manifester, droit de grève) auxquels s’ajoutent les «violations graves et systématiques des droits humains», sans parler de la tendance plus manifeste à la concentration du pouvoir aux mains de l’exécutif. Quant aux USA, pour ne prendre que ces deux exemples, les cent premiers jours du deuxième gouvernement de Donald Trump ne laissent que peu de doutes sur l’étranglement en cours de la démocratie (déportation des migrants, licenciements dans la fonction publique, censure et coupes dans la recherche …). La croissance de la vague réactionnaire et autoritaire mondiale actuelle ne vient pas de nulle part. Elle a été marquée par une radicalisation des politiques et des discours néolibéraux après la crise de 2008, une augmentation brutale des inégalités, l’accélération de la destruction des vestiges de l’État-providence et l’expulsion de millions de salariés dans la précarité.
L’insécurité, la peur, la souffrance, la frustration, l’aliénation, l’impossibilité de se projeter vers l’avenir ont nourri «le ressentiment de classe sans conscience de classe» (20). Aujourd’hui, cependant, le «nationalisme du désastre» (21), dont parle l’essayiste Richard Seymour, a franchi une étape supplémentaire vers la catastrophe sociale et climatique, qu’il nie avec vigueur : «Les attaques furieuses de Trump contre toutes les structures destinées à protéger le public contre les maladies, écrivent à ce propos Naomi Klein et Astra Taylor : les aliments dangereux et les catastrophes [créent] une multitude de nouvelles opportunités de privatisation et de profit pour les oligarques qui alimentent cette destruction rapide de l’État social et de ses lois» (22).
La nécessité de comprendre ces bouleversements politiques et économiques globaux a donné et donne lieu à une série de débats et d’études sur les transformations en cours du capitalisme et leurs impacts politiques, sociaux, écologiques, dont la New Left Review s’est fait récemment l’écho. David Riley et Robert Brennerparlent ainsi d’un nouveau « capitalisme politique », caractérisé par une pénétration des sphères du pouvoir à la dynamique autoritaire par de grands groupes privés qui leur permet aujourd’hui d’obtenir des surprofits considérables dans une période de croissance économique ralentie (23). La présence à l’investiture de Donald Trump des patrons de Meta, Amazon, Google, de ceux que l’économiste Cédric Durand nomme les «seigneurs techno-féodaux », en constitue la pointe émergée (24). Face au désastre qui s’annonce s’ouvre un champ de recherches nouveau et important sur le tournant de période que nous sommes en train de vivre. Sortir de l’obsession du débat sur le « fascisme » (cet « autre » dont la simple évocation parait garantir la moralité et la légitimité des partis et des systèmes existants), tout en analysant « historiquement » (mot banni par l’administration Trump) comment nous en sommes arrivés là. Voilà le défi qui nous attend. Et nous avonsdu pain sur la planche.
Stéfanie Prezioso, historienne, professeure à l’université de Lausanne
[1] Voir notamment parmi les articles les plus intéressants parus récemment Naomi Klein, Astra Taylor, « Therise of end times fascism », The Guardian, 13 avril 2025 ; voir aussi Frédéric Lordon, « Fascisme, définition »Le Monde diplomatique, 19 février 2025 ; Timothy Erik Ström, « Capital and Cybernitics », New Left Review,n°135, mai-juin 2022.
([2] Eric J. Hobsbawm, L’Age des extrêmes. Histoire du court vingtième siècle, Paris,Versailles, 1994, p. 380.
([3] ([4] Daniel Bessner, « This Is America », Jacobin, 27 mars 2025.[5] Alberto Toscano, Fascisme tardif. Généalogies des extrêmes droites contemporaines ,Paris, Editions La Tempête, 2025.[6] Parmi les bestseller, Paul Mason, How to stop Fascism : History, Ideology, Resistance, Londres, Allen Lane, 2022 ; Jason Stanley, How Fascism works. The Politics of US and Them, Penguin, Random House, New York, 2018.[7] Enzo Traverso, « The Spectre of Fascism is haunting Europe as it marks VE Day », Jacobin, 8 mai 2025.[8] Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Paris Gallimard, 2004, p. 9.[9] Olivier Mannoni, Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue, Paris, Heloise Ormesson, 2024.[10] Alberto Tocano, Fascisme tardif, op. cit.[11] Bertold Brecht, La résistible ascension d’Arturo Ui,[12] Umberto Eco, Il fascismo eterno, Milan, La nave di Teseo, 2017, p. 24.[13] Nadia Urbinati, « La maschera fascista dell’Europa », la Repubblica, 17 octobre 2017.[14] P. P. Pasolini. Scritti corsari, Milan, Garzanti 1975. (Corriere della Sera, 1er février 1975).[15] Zygmunt Bauman, Culture in a Liquid Modern World, Polity, Cambridge, 2011, p. 21. [16] Enzo Traverso, Les nouveaux visages du fascisme, Paris, Textuel, 2017.[17] Alessio Gagliardi, Matteo Pasetti, « Fascism in the public sphere of post-fascist
Italy », Journal of Modern Italian Studies, n°29:3, 2024, p. 247; voir notamment Jason Stanley, How Fascism works, op. cit.[18] Elisabeth Zerofsky, « Is it Fascism ? A leading historian changes his mind », New York Times, 23 octobre 2024.[19] Liberties Rule of Law Report 2025 (https://www.liberties.eu/f/vdxw3e).[20] Wendy Brown, Défaire le Démos. Le néolibéralisme, une révolution furtive, Paris, Amsterdam, 2018[21] Richard Seymour, Disaster Nationalism. The Downfall of Liberal Civilization, Londres, Verso, 2024[22] Naomi Klein, Astra Taylor, « The rise of end times fascism », art. cit ;[23] David Riley, Robert Brenner, « Seven Theses on American Politics », New Left Review, n°138, novembre-décembre 2022.[24] Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, La Découverte, 2023.