Que celles et ceux qui s’inquiètent des outrances d’une certaine extrême gauche veuillent bien considérer aujourd’hui la réalité du rapport de force : c’est bien le Rassemblement national qui est aux portes du pouvoir. Ne laissons pas les mâchoires du piège se resserrer.
A quoi reconnaît-on l’imminence d’un événement historique ? Pas toujours au fracas d’une tempête qui gronde. Celui-là, quand on l’entend, on sait qu’il faut se mettre aux abris. Mais il arrive que l’orage, si lent à crever, ait su se rendre imperceptible à force de paraître inexorable. Alors il convient d’avoir l’oreille fine pour interroger le silence et déceler ce qui se trame dans cette fausse torpeur.
Avez-vous remarqué que c’est souvent le moment où les réseaux sociaux font jaillir une citation de l’insubmersible, et toujours indispensable, Victor Hugo ? Celle qui surgit aux lendemains de la dissolution de l’Assemblée nationale est extraite de Claude Gueux (1834) : «En général, quand une catastrophe privée ou publique s’est écroulée sur nous, si nous examinons, d’après les décombres qui en gisent à terre, de quelle façon elle s’est échafaudée, nous trouvons presque toujours qu’elle a été aveuglément construite par un homme médiocre et obstiné qui avait foi en lui et qui s’admirait. Il y a par le monde beaucoup de ces petites fatalités têtues qui se croient des providences.»
Fermez le ban : cette fois-ci, il a son compte. Le président de la République le sait bien d’ailleurs, qui ne cesse depuis lors de multiplier les déclarations inconséquentes et hargneuses. Elles ne réclameraient que notre indifférence si elles ne jalonnaient un déplorable «chemin mémoriel» où chaque station de notre histoire nationale est souillée par une parole qui en méprise la dignité (à Oradour-sur-Glane, le 10 juin il se déclare «ravi» de «leur avoir balancé une grenade dégoupillée dans les jambes», et c’est sur l’île de Sein qu’il s’en prend, le 18 juin, au «programme totalement immigrationniste» du Front populaire). Inutile de commenter plus avant : Emmanuel Macron est sorti de l’histoire. Et s’il y entre à nouveau, c’est pour y occuper la place la plus infâme qui soit en République, celle des dirigeants ayant trahi la confiance que le peuple leur a accordée en ouvrant la porte à l’extrême droite – d’abord en parlant comme elle, ensuite en gouvernant comme elle, enfin en lui laissant le pouvoir.
Enrayer la mécanique suicidaire qui confond radicalité et véhémence
Le nôtre consiste à l’en empêcher. Il nous faut pour cela user de tous les moyens dont on dispose en démocratie. Le vote, évidemment, car toutes les études montrent aujourd’hui qu’il existe à gauche, au centre gauche, et jusqu’au centre droit, de très fortes réserves électorales – davantage en tous cas que pour le Rassemblement national et ses alliés. Il faut, pour les mobiliser, que s’élèvent des voix politiques entraînantes et rassurantes, afin d’enrayer cette mécanique suicidaire qui consiste à cliver en permanence, en confondant radicalité et véhémence. Ces voix existent, dans tous les partis politiques de gauche, mais aussi dans le monde syndical, associatif et solidaire, chez toutes celles et tous ceux qui, contre vents et marées, font tenir cette société, nous y maintiennent debout, vivants et libres. Car seule une mobilisation massive du monde du travail peut ringardiser l’extravagante prétention d’un jeune homme de 28 ans, qui n’a jamais travaillé de sa vie, à parler au nom du peuple.
Or, précisément, il y a du populisme dans la réduction de la souveraineté populaire à la seule expression du suffrage – c’est en cela que la dissolution de l’Assemblée nationale peut être considérée comme un déni de démocratie. Car celle-ci n’est pas seulement un régime politique, mais une tâche à accomplir. Elle se définit donc également par la garantie de l’Etat de droit, le respect de l’indépendance des corps intermédiaires, l’équité du débat public – autant de composantes d’une démocratie vivante, si malmenées aujourd’hui. De cette dégradation de l’idée même de bien public, on discerne sans peine les effets délétères : il est difficile de faire entendre raison à ceux qui, par cynisme ou aveuglement, s’obstinent à présenter comme également «dangereux» et «délirants» les programmes économiques du Rassemblement national et du Nouveau Front populaire, quand le premier est effectivement incohérent alors que le second repose sur une idée simple et forte, qui consiste à restaurer la légitimité et l’efficacité de la redistribution fiscale pour financer nos besoins de service public.
Des échéances électorales historiques
Mais ne faisons pas semblant de croire que les élections législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet sont des échéances électorales comme les autres, programme contre programme. Si c’était le cas, elles pourraient en effet susciter la défiance ordinaire de celles et ceux qui, à juste titre, craignent qu’on leur «refasse le coup». Le coup de l’extrême droite dont on favorise l’essor afin de l’avoir comme adversaire et d’en triompher sans gloire.
Diabolisation, front républicain, appel au sursaut et, à la fin, ce sont les démocrates qui gagnent. Des démocrates qui le sont de moins en moins, pour des victoires de plus en plus étriquées, avec une légitimité de plus en plus faible – le macronisme aura de ce point de vue considérablement abimé la démocratie en escamotant par deux fois (lors de la présidentielle de 2022 et aujourd’hui) une campagne électorale qui, autant que le suffrage, constitue une ressource politique de légitimité.
De peu, si mal, mais à la fin, quand même, ils gagnent. Sauf qu’en 2024, cela risque fort de ne pas se passer ainsi. Nous ne sommes pas aujourd’hui à dix jours du premier tour d’une élection, mais à dix jours d’une bifurcation historique. On a trop crié au loup, on connaît la chanson – mais cette fois-ci, c’est vrai. Déterminés, et parfaitement conscients de ce qu’ils veulent, les électeurs du Rassemblement national s’apprêtent à exercer leur pouvoir. Celui de se placer, avec un bulletin de vote, du bon côté de la frontière des inégalités raciales, alors que les épreuves de la vie, mais aussi et surtout la démission des pouvoirs publics, leur font subir tant d’injustices sociales et territoriales. Ils savent ce qu’ils font, et l’on a longtemps eu tort de ne pas prendre en considération la rationalité de leur volonté politique. Mais il faut alors avoir le courage de la décrire pour ce qu’elle est : une vision raciste du monde, dans laquelle on ne considère comme rien ceux qui ne sont pas comme nous.
Le gouvernement s’acharne à symétriser les extrêmes
Là est le danger véritable, le seul contre lequel doivent se mobiliser toutes les énergies politiques : la prise du pouvoir par l’extrême droite. Il n’est plus temps de jouer sur les mots, et encore moins de tricher avec eux. Le gouvernement et ses relais médiatiques s’acharnent à symétriser les «extrêmes», mais on ne fait pas advenir une vérité à force de l’asséner. Que celles et ceux qui s’inquiètent légitimement des outrances il est vrai parfois indignes et scandaleuses d’une certaine extrême gauche veuillent bien considérer aujourd’hui la réalité du rapport de force : c’est bien le Rassemblement national qui est aux portes du pouvoir.
Et que chacun se persuade que l’argument de l’usure du pouvoir («après tout, s’ils le veulent, qu’ils le prennent, ils s’y brûleront les ailes») n’est que le reflet tout aussi inconséquent du fameux «après tout, on n’a jamais essayé». Si, on a essayé, à bien des moments dans l’histoire, et d’autres s’y essayent actuellement, non loin de nous. Ne méprisez pas le passé et considérez le monde, et vous verrez alors ceci : quand elle prend le pouvoir, l’extrême droite ne le rend pas facilement. Elle gouverne mal, c’est vrai, et n’a aucune chance de tenir ses promesses, notamment en matière de maîtrise de l’immigration. Mais elle rend la vie impossible aux étrangers, afflige les plus démunis, multiplie les brimades, ouvre les vannes à la violence et – le scénario est toujours le même, c’est celui qui se déroule sous nos yeux dans l’Italie de Georgia Meloni – se venge de son impuissance sur les femmes, les minorités sexuelles, les libertés publiques et les institutions culturelles. Or, puisque cette politique ne déplaît pas, au fond, à son électorat, elle l’enracine davantage qu’elle ne la disqualifie.
Voilà où nous en sommes. Alors que celles et ceux qui ne peuvent y consentir exercent également leur pouvoir – non seulement en allant voter, mais en faisant vivre partout où c’est possible le débat démocratique. S’il y a bien un Nouveau Front populaire, celui-ci ne peut se réduire à un accord électoral strictement défensif contre la montée des périls. La peur – et il y a de quoi avoir peur – ne peut être son seul moteur émotionnel. Mais l’élan, et l’espoir, et la certitude que les idées de justice et de progrès social ne sont pas définitivement compromises. Il appartient à toutes les citoyennes et tous les citoyens de bonne volonté de faire vivre cette métaphore historique, de la faire vivre pleinement, de cette vie émotionnelle et vibrante qu’aiguise le tranchant de l’histoire.
Dansons pour la fête de la musique, lisons, parlons, rencontrons celles et ceux que nous devons convaincre, ouvrons les yeux sur les réalités du monde, pensons contre nous-même, manifestons, inventons. Mais surtout : sortons de cette torpeur qui précède et qui prépare l’orage. Nous pensions avoir trois ans, et nous craignions tant de nous laisser berner par le sentiment poisseux de l’inéluctable, ce fatalisme de l’imminence qui précipite une catastrophe si lente à venir. Or tout s’est précipité, et par la faute d’une de «ces petites fatalités têtues qui se croient des providences», on ne nous accorda que trois semaines. Il y eut le début d’un sursaut, puis tout à nouveau s’engourdit, et tandis que les mâchoires du piège se resserre, chacun vaque désormais à ses petites complications inutiles, ses vanités, ses lâchetés et ses calculs ordinaires. Mais d’autres ne se résignent pas, qui doivent nous encourager. Il est temps, il est grand temps. C’est maintenant.