Le Premier ministre a confirmé les groupes de niveau en français et en maths pour les 6e et 5e dès la rentrée prochaine. Pour Christophe Roiné, professeur des universités en sciences de l’éducation et de la formation, c’est refuser de considérer que le collectif par sa diversité est un vecteur essentiel de la réussite.
Mesure phare de Gabriel Attal, les «groupes de besoin» seront appliqués à la rentrée 2024 dans les collèges.
Censé répondre à la baisse de niveau, ce dispositif se révèle être une énième recette relevant plus de la pensée magique que d’une réflexion aboutie. Il témoigne, une nouvelle fois, que la politique scolaire répond avant tout à l’agenda politique d’un ministre et à sa «fiction» de ce qu’est l’Ecole.
On invoque le «bon sens» là où il conviendrait de s’appuyer sur les travaux de ceux et celles, qu’ils soient chercheurs ou enseignants, qui consacrent leur temps à comprendre la complexité du projet scolaire dès lors qu’il s’agit de faire progresser le savoir pour tous les élèves.
Le groupe de besoin est une fausse bonne idée, pour trois raisons principales : le recrutement des élèves, l’effet des pratiques d’aide, les conceptions sous-jacentes que ces propositions révèlent.
La «difficulté» en question
L’hétérogénéité des élèves n’est pas un problème en soi. Au contraire, elle est inhérente au projet d’enseignement.
Dès lors qu’un professeur enseigne à un collectif, une répartition différentielle se crée, positionnant des «bons», des «moyens» et des «faibles». Cette répartition n’est pas tant dépendante des caractéristiques psychosociales des élèves que de la nature des savoirs en jeu et des modalités de leur transmission.
Lorsqu’un enseignant débute une séquence d’apprentissage, trois scénarios sont imaginables :
- Il vise un objectif trop simple ; tous les élèves savent faire et n’ont rien à apprendre. L’enseignement est compromis. On n’enseigne pas ce que tout le monde sait déjà.
- Il vise un objectif trop haut, même conséquence. On n’enseigne pas ce que personne ne peut comprendre.
- Pour enseigner, un professeur a besoin de viser un objectif moyen et trouver un juste équilibre entre la recherche d’une proportion minimale d’élèves identifiant rapidement les enjeux du savoir en question, et une large majorité d’élèves susceptibles d’être entraînés dans l’incertitude de son acquisition.
L’hétérogénéité est nécessaire à l’enseignement, car elle en constitue son préalable.
Les différences entre élèves sont à considérer comme des positions et non comme des catégories psycho-scolaires.
Deux conséquences à cela : toute classe engendre structurellement ses propres «élèves en difficulté».
Nous en trouvons autant en classe spéciale, en 6e ou en classe préparatoire aux grandes écoles (les très bons lycéens intégrant ces classes se trouvent repositionnés du fait même que l’enseignant recrée, pour ses besoins d’enseignement, une nouvelle hétérogénéité).
Les enquêtes que nous avons réalisées montrent que le niveau scolaire n’est pas un critère suffisamment stable pour faire entrer tel ou tel élève dans la catégorie «en difficulté».
D’autres variables influent plus fortement dont l’implantation géographique. En effet, il suffit qu’un élève soit scolarisé dans une classe où les scores de réussite sont en moyenne élevés pour que sa performance relativement plus faible au regard de ses camarades le positionne «en difficulté». Ce même élève, s’il était scolarisé dans une classe aux résultats moins élevés serait considéré comme élève ordinaire voire bon.
Avec la réforme Attal, nous aurons des élèves en difficulté partout : dans les collèges «performants», comme dans ceux classés REP, et ce à proportion égale (systématiquement trois groupes : faibles, moyens, forts).
En outre, les difficultés seront rapportées aux individus plutôt que d’être référées à chacune des propositions d’enseignement mises en œuvre (on peut être bon en géométrie et faible en arithmétique mais comme on ne peut constituer des groupes de besoin pour chaque acquisition de savoirs on préférera amalgamer les difficultés et les assigner globalement à l’élève («élève faible en mathématiques»).
Une fois que l’on a «trouvé» des élèves en difficulté (on ne peut y déroger), il faut considérer les effets des aides prodiguées dans les groupes de besoin comparativement à ce qu’il leur adviendrait si les élèves restaient en classe.
Nous avons proposé une synthèse des travaux existant à propos des mathématiques. Résumons.
Dès lors que l’on s’adresse à un collectif d’élèves regroupés par leurs difficultés, deux phénomènes se manifestent :
- Premièrement, les propositions scolaires changent radicalement. Comparativement à une classe ordinaire, les tâches sont plus simples et plus répétitives ; les enseignants prennent plus de temps et ne bouclent pas le programme, les difficultés sont surinvesties…
- Secondement, plus on aide les élèves en se centrant sur les spécificités cognitives censées expliquer leurs difficultés, plus on oublie les conditions effectives de présentation des savoirs, moins les élèves progressent.
L’idéologie de la réussite individuelle
Les groupes de besoin témoignent d’arrière-plans en contradiction avec les avancées récentes des sciences de l’éducation en termes de communautés d’apprentissage.
En renvoyant l’échec à la seule responsabilité des élèves, on oublie que l’on n’apprend jamais seul, et que la réussite d’un apprentissage dépend plus d’une participation à un collectif de travail qu’à une acquisition individuelle de biens scolaires.
La compétition scolaire, l’usage abusif des évaluations individuelles, la médicalisation de l’échec scolaire… les caractéristiques de la forme scolaire actuelle insistent sur le capital humain individuel que chacun serait censé détenir.
En triant les élèves depuis leur «portefeuille de compétences», en faisant en sorte qu’ils ne rencontrent que leurs semblables (les bons avec les bons, les faibles avec les faibles), on s’empêche de considérer que le collectif par sa diversité est un vecteur essentiel de la réussite. Bénéficier de l’entraide entre pairs, s’acculturer au métier d’élève, imiter, travailler ensemble, constituer une mémoire commune et s’y référer, voir comment les autres s’y prennent, écouter des registres de langue divers, coopérer… la classe est une communauté d’apprentissage qui bénéficie à chacun.
En quoi séparer et mettre à part les bons, les moyens, les faibles fait-il avancer les choses ?
Alors que de nombreuses recherches montrent l’inefficacité de regrouper les élèves selon leurs niveaux, le ministre, se réclamant de «“la” science (sic)» ! ferait mieux de s’appuyer sur ces travaux qui considèrent que l’échec scolaire est un phénomène complexe qu’une simple mesure gouvernementale ne saurait résoudre magiquement.
Par Christophe ROINÉ, professeur des universités en sciences de l’éducation et de la formation, université de Bordeaux – Tribune dans Libération, 16 mars 2024