Gadget aux airs militaristes du président de la République, le service national universel (SNU) pourrait coûter 2 milliards d’euros par an.
Il pourrait être obligatoire pour tous les lycéens sur deux semaines confisquées au temps scolaire.
Un projet qui révèle une conception particulière de la jeunesse et de l’éducation… DÉCRYPTAGE.
Thomas Lemahieu – HQ 01/03/2023
Les hypothèses sont calées. Une préférence est même donnée. Tout est prêt à l’évidence, mais ce n’est vraiment pas le moment de l’officialiser… Il y a un lien qu’Emmanuel Macron et le gouvernement d’Élisabeth Borne redoutent manifestement comme la peste : la jonction pourrait survenir à tout moment entre la contre-réforme des retraites, combattue par le mouvement syndical, mais aussi rejetée par une écrasante majorité de la population, et la possible généralisation du service national universel (SNU), un dispositif qui, basé jusqu’ici sur le volontariat, risque d’être étendu jusqu’à devenir obligatoire, chaque année, pour les lycéens de seconde dans tout le pays.
C’est l’histoire d’une lubie transformée en serpent de mer. Et, aujourd’hui, en bombe menaçant d’exploser dans les mains de son concepteur. En mars 2017, avant sa première victoire à l’élection présidentielle, Emmanuel Macron promet d’instaurer un « service national obligatoire et universel » permettant que « chaque jeune Français ait l’occasion d’une expérience, même brève, de la vie militaire ».
LE DISPOSITIF NE SOULÈVE PAS UN ENTHOUSIASME DÉBORDANT : L’ANNÉE DERNIÈRE, 32 000 JEUNES ONT PARTICIPÉ À L’INITIATIVE, LOIN DE L’OBJECTIF BUDGÉTISÉ DE 50 000.
Le SNU a été créé en 2019, sous la forme d’un « stage de cohésion » de deux semaines pour les jeunes volontaires entre 15 et 17 ans, avec la possibilité d’exécuter, en plus, une mission d’intérêt général. Mais depuis sa mise en place, le dispositif ne soulève pas un enthousiasme débordant : l’année dernière, 32 000 jeunes ont participé à l’initiative, loin de l’objectif budgétisé de 50 000 participants.
Les grands mots du gouvernement, « cohésion nationale », « mixité sociale »
Difficile de démêler derrière les grands mots – « cohésion nationale », « mixité socile » et « engagement » – la portée et l’utilité réelle d’un tel dispositif pour la jeunesse ou, d’ailleurs, pour la nation. Diffusées lors des déplacements de Sarah El Haïry, la secrétaire d’État (Modem) à la Jeunesse et au SNU, dans les centres d’accueil, toutes les images renvoient à une forme de pantomime militaire.
À CHAQUE FOIS, CE QU’ON NOUS MET SOUS LES YEUX, CE SONT DES LYCÉENS EN RANGS SERRÉS ET EN SILENCE, UNE JEUNESSE MISE AU PAS, AVEC SES CASQUETTES BIEN DROITES ET SES UNIFORMES. WILLIAM PETIPAS, COANIMATEUR DU FORUM FRANÇAIS DE LA JEUNESSE
« À chaque fois, ce qu’on nous met sous les yeux, ce sont des lycéens en rangs serrés et en silence, une jeunesse mise au pas, avec ses casquettes bien droites et ses uniformes, souligne William Petipas, coanimateur du Forum français de la jeunesse et secrétaire national du Mouvement rural de jeunesse chrétienne. Je ne vois pas du tout comment ça pourrait être la meilleure manière d’inculquer des valeurs à qui que ce soit. »
Volontairement ou non, en matière de SNU, de sa gestation à son expérimentation et avant sa généralisation, tous les signaux renvoient au même imaginaire. Le 20 février dernier, à Paris, la ministre a visité des jeunes volontaires enrôlés dans la « cohorte André-Maginot », en mémoire de l’inventeur de la fameuse ligne de défense après la Première Guerre mondiale.
De quoi provoquer des railleries sur les réseaux sociaux ces derniers jours, mais d’après le secrétariat d’État interrogé par l’Humanité, « le gouvernement n’y est pour rien, cela renvoie simplement à une fédération d’anciens combattants qui porte ce nom-là »…
Selon le secrétariat d’Etat à la jeunesse, « l’uniforme, au fond, c’est comme dans un club sportif »
Plus symptomatique sans doute : lors d’une consultation à Matignon, à l’automne 2022, un conseiller a, d’après un participant à la réunion, fait référence au « climat actuel de mobilisation et de défense du fait de la guerre en Ukraine » pour justifier l’obligation pour les lycéens d’en passer toutes et tous par le SNU.
Même dans ses dernières interventions sur le sujet, Emmanuel Macron ne lésine ni sur les symboles martiaux, ni sur les envolées lyriques. « Je sais pouvoir compter sur les militaires et sur les anciens militaires pour faire face aux défis de renforcer les forces morales de la nation, en particulier de la jeunesse », avait lancé début novembre le président de la République en annonçant un grand discours imminent, puis repoussé une fois de plus, sur le SNU.
Face aux réticences d’une jeunesse qui, sur des terrains accusateurs pour le pouvoir, comme la lutte contre le réchauffement climatique ou l’égalité entre les femmes et les hommes, n’a peut-être jamais été aussi engagée qu’aujourd’hui, mais aussi face à l’inquiétude, voire à l’opposition catégorique, chez les enseignants, dans le secteur de l’éducation populaire et même dans l’armée, Emmanuel Macron et son gouvernement s’enferrent.
À ce stade, selon le secrétariat d’État à la Jeunesse et au SNU, « rien n’est arbitré et c’est le président de la République qui tranchera » dans un créneau désormais large, entre fin mars et juin. Et d’ajouter : « Son nom peut induire en erreur, mais le SNU n’a rien à voir avec le service militaire. L’uniforme, au fond, c’est comme dans un club sportif. »
Le SNU devrait être rendu obligatoire pour tous les lycéens
Mais selon plusieurs représentants d’organisations qui, reçus ces dernières semaines par Sarah El Haïry, se sont confiés à l’Humanité, l’essentiel est ficelé. Révélé lundi par Politis, un document officiel, dont nous disposons également, incite à penser que le SNU devrait être rendu obligatoire pour tous les lycéens sur deux semaines confisquées au temps scolaire.
Dans cette foire aux questions, mise en ligne momentanément début décembre sur l’un des sites Web du ministère de l’Éducation nationale, le gouvernement décrit un processus conduisant à une « généralisation totale » du dispositif.
Dans ce scénario, il est envisagé de lancer « l’expérimentation de l’obligation à la rentrée scolaire 2023-2024 dans six départements qui seront déterminés par décret », avant un « élargissement » ultérieur les années suivantes. Selon les recoupements effectués par le Snes-FSU et rendus publics le week-end dernier, les départements envisagés seraient les Hautes-Alpes, le Cher, la Dordogne, le Finistère, le Var et les Vosges.
Le cabinet de Sarah El Haïry botte en touche. « Pour nous, il n’y a rien de nouveau, explique-t-on à l’Humanité. C’est un document de travail qui n’est pas resté en ligne plus de dix minutes. Nous travaillons à des hypothèses, et la généralisation en fait partie, c’est notre job d’être prêts lorsque le président de la République tranchera. »
Pour Claire Guéville, secrétaire nationale du Snes-FSU, le gouvernement cherche une « fenêtre de tir » afin de faire ses annonces sur le SNU, mais désormais, l’obligation pour tous les lycéens sur le temps scolaire « tient la corde », en lieu et place de la simple incitation sur la base du volontariat.
« On n’a pas voulu prendre en compte des propositions alternatives comme le statut du lycéen engagé »
« Nous sommes face à un double discours et tout est très mal ficelé, dénonce la dirigeante syndicale. Le SNU multiplie les symboles de soumission à l’ordre établi pour la jeunesse. À nos yeux, c’est très éloigné des valeurs de la République ; le libre arbitre est très important ! Le gouvernement planche sur un scénario de généralisation et d’obligation qui a pour corollaire la coercition. Il serait ainsi obligatoire d’avoir fait le SNU pour s’inscrire aux examens et cela pourrait apporter des bonifications dans Parcoursup. C’est catastrophique en termes de conception de l’enseignement, nous sommes catégoriquement opposés à ce type d’incitation comme à toute forme d’absorption de l’enseignement moral et civique dans le SNU. C’est un casus belli pour nous ! »
IL SERAIT AINSI OBLIGATOIRE D’AVOIR FAIT LE SNU POUR S’INSCRIRE AUX EXAMENS ET CELA POURRAIT APPORTER DES BONIFICATIONS DANS PARCOURSUP. C’EST CATASTROPHIQUE EN TERMES DE CONCEPTION DE L’ENSEIGNEMENT. CLAIRE GUÉVILLE, SECRETAIRE NATIONALE DU SNES-FSU
Secrétaire général de la Voix lycéenne, Ephram Strzalka-Beloeil, lui aussi reçu par le gouvernement à la mi-février, appuie dans le même sens. « On a la certitude que tout est bouclé, confie-t-il à l’Humanité. C’est trop tard pour changer quoi que ce soit, nous laisse-t-on entendre, et on n’a pas voulu prendre en compte nos propositions alternatives comme la prise en compte d’un statut du lycéen engagé, qui, lui, serait valorisé pour le bac ou dans Parcoursup. Pour nous, ce projet ne peut pas passer dans la jeunesse, et c’est pour ça que le gouvernement attend, car il sait qu’il provoquera une levée en masse. »
La gabegie d’argent public, 2 milliards d’euros par an
Pour beaucoup, néanmoins, l’étincelle dans le passage en force en gestation ne réside pas forcément dans l’obligation en tant que telle pour le SNU… mais peut-être plus encore dans la gabegie d’argent public. Le dispositif pourrait, une fois généralisé, coûter jusqu’à 2 milliards d’euros par an. Un chiffrage confirmé à l’Humanité par les services du ministère et qui est très éloigné des estimations initiales tournant autour de 1 milliard d’euros…
« La somme est considérable et elle pourrait être affectée à de vraies priorités pour la jeunesse, ajoute William Petipas. Le gouvernement dépense beaucoup pour la promotion du SNU, il pourrait orienter cet argent vers la promotion des formations pour les animateurs, qui font cruellement défaut, pour revaloriser les indemnités des jeunes en service civique, etc. Surtout, alors que la pauvreté affecte durement les jeunes, mettre enfin en place une extension de l’accès au RSA aux moins de 25 ans. Ce ne serait pas de l’assistanat, mais un véritable outil d’émancipation, ce que le SNU n’est pas du tout, en l’état. »
Le gouvernement prêt à déshabiller les lycées pour habiller le SNU
Organisation de l’année scolaire, programmes, gestion des non-participants, recrutements… La volonté de rendre le service national universel obligatoire pour tous les élèves de seconde risque de poser de nombreux problèmes dans les établissements.
Olivier Chartrain – HQ – 01/03/2023
Le service national universel (SNU), obligatoire à tout prix et au péril de l’éducation nationale ? Si les contours de ce SNU nouvelle version devaient se confirmer, l’impact sur la scolarité des élèves concernés, les programmes d’enseignement et l’organisation des établissements ne serait pas négligeable.
Periode scolaire ou hors période scolaire ?
Première question soulevée : en période scolaire ou hors période scolaire ? À tous ceux qui ont pu en parler avec la secrétaire d’État à la Jeunesse et au SNU, Sarah El Haïry, ou avec son entourage, la réponse a été la même : toutes les décisions, dont celle-ci, sont encore soumises aux arbitrages du président de la République, qui visiblement télécommande d’en haut – mais de près – tout le processus…
Les contingences matérielles risquent d’imposer la solution : si à terme 800 000 jeunes effectuent chaque année leur « séjour de cohésion », il va falloir les loger. Or, pendant les périodes de congés, les centres de vacances et autres lieux d’hébergement pour jeunes, qui disposeraient d’environ 360 000 places sur tout le territoire, sont… déjà occupés. Donc, sauf à négocier avec les associations d’éducation populaire et collectivités locales la mise à disposition de leurs locaux au moment de leur pic d’activité (ce qui ne manquerait pas d’engendrer des coûts supplémentaires), c’est bien en période scolaire qu’il faudra oeuvrer.
Ce qui reste à la charge des familles
Mais une telle rotation des classes de seconde, tout au long de l’année scolaire à partir de 2025, deviendrait vite impossible à gérer pour les établissements. Là-dessus, le ministère s’est voulu rassurant : dans chaque lycée, toutes les classes de seconde partiraient en même temps – mais pas forcément pour les mêmes destinations, avec cette précision que les frais de voyage aller et retour resteraient « universellement » à la charge des familles ! Ce qui ne répond qu’à moitié à la question.
Car tant que ne seront pas tranchés le cas des élèves étrangers (le SNU étant aujourd’hui réservé aux jeunes de nationalité française) et celui des élèves ou familles réfractaires, personne n’est assuré que les lycées ne devront pas continuer à occuper une partie non négligeable de leurs élèves de seconde, pendant que leurs camarades seront partis batifoler en uniforme.
Que vont devenir les 18 h d’éducation morale et civique ?
Reste la question pédagogique. Le SNU devrait désormais « s’articuler » aux programmes d’éducation morale et civique (EMC). Du côté du Snes-FSU, on s’inquiète pour le devenir des 18 heures d’EMC du programme de seconde. Mais qui va assurer ce contenu auprès des jeunes ? Des animateurs ou des militaires de réserve, comme aujourd’hui ? Ou des professeurs ?
La secrétaire d’État aurait ouvert la possibilité de… recrutements, par voie de détachement ou sur des postes à profil. Ce qui risque de faire sacrément bondir dans les établissements, où l’on n’arrive déjà pas à recruter et où près de 500 suppressions de postes sont annoncées pour la rentrée prochaine ! La même question se pose pour l’inclusion des jeunes en situation de handicap : le recrutement de personnels de santé serait envisagé, alors que, dans les écoles et les établissements, les AESH manquent par milliers.